Je suis d’accord avec eux : 
        I°) Que la situation des  camps de concentration était bien pire que celle des camps de prisonniers,  jusqu’à être cruelle et déshumanisante. Le Docteur Giroux, de Troyes, qui avait  été à Dachau, ne voulait même pas parler de tout ce qu’il avait subi, tellement  il était « dégoûté de l’homme », capable de faire tant souffrir  d’autres hommes.
      2°) Que ce n’est pas une  raison de méconnaître ce que fut l’expérience de tous ceux qui ont vécu la  situation des camps de prisonniers de guerre (P.G.). C’est une expérience très  forte, bien que, comme vous dites, moins dure et beaucoup moins déshumanisante.  Vous n’oubliez pas qu’elle a marqué la vie de 1.600.000 français. C’est une page  importante de notre histoire de France, et qui s’est répercutée après la  libération jusqu’à aujourd’hui par leur présence efficace « je peux en  témoigner », quoique discrète, un peu partout dans la société française. 
        J’ai le droit d’affirmer  cela, parce que je fais partie du bureau départemental de l’association des  ACPG-CATM ( anciens combattants prisonniers de guerre - et combattants  d’Algérie- Tunisie- Maroc ) où j’ai été heureux de travailler avec notre très  regretté Bernard Pieds. Notre président actuel est Serge Auffredou, qui a pris  contact avec vous à ce sujet. 
        Beaucoup de nos camarades  plus jeunes, combattants d’Algérie - Tunisie - Maroc (C.A.T.M.) ont aimé s’unir  à cette association, fondée en 1945, aimant partager son esprit d’ouverture et  d’unité.
      Cela dit, c’est qu’il y a  lieu d’affirmer aussi, qu’il ne faut pas prendre pour une gloire d’avoir été  prisonnier. On peut dire seulement qu’on a payé, chacun à sa place, la honte  d’un pays, qui a essuyé une des défaites les plus désastreuses de son histoire,  que fut celle de 39-45. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas fait son devoir  au combat.  Ce qui est humiliant, c’est  d’être suspecté à tort. J’aime garder à ma boutonnière le ruban de ma croix de  guerre pour protester au nom de mes camarades prisonniers contre l’injure qui  nous est faite parfois de « chevaliers de la crosse en l’air ». 
        Ce qui est un honneur, c’est  (après avoir fait tout son devoir à la guerre) d’avoir continué en  captivité  (qui est une guerre continuée  autrement), de mobiliser toutes nos énergies, avec les camarades, pour rester  pleinement hommes, et même fortifiés par l’épreuve, en pensant aux siens et à  son pays, afin d’être prêts, au retour, à travailler pour la paix, avec tous  les hommes, c’est à dire contre toutes les guerres. 
        Je pense à cette parole de  la jeune philosophe Simone Weil, morte en 1943, dans son livre « La  pesanteur et la grâce » :  « Ce  n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est chemin ».
        On a pu éprouver, sans  désespérer, les ressources insoupçonnées du cœur humain. 
        ( L’homme passe infiniment  l’homme », disait Pascal ). On a pu réaliser ensemble, que la vraie  camaraderie survit et même grandit dans les épreuves portées ensemble. 
        Quand on a vu, les uns et  les autres, des camarades tués autour de soi, et qu’on est encore en vie, on  est vacciné contre tout ce qui est mesquin dans l’existence. On a pu  expérimenter,  qu’il est rare entre  français que les heures très difficiles à traverser, (alors qu’on aurait plutôt  envie de pleurer), ne se concluent pas par un éclat de rire, déclenché par un  camarade qui fait le clown, après quoi on retrousse ses manches, pour que tout  aille un peu mieux. 
        A travers tout cela, on  apprend à vivre la condition humaine, non pas dans la facilité, mais dans un  chemin difficile. 
        Je lisais l’an dernier dans  les journaux, cette parole de Fabrice Fleuriaux, qui a été, pendant 9 mois,  comme journaliste, otage en Tchétchénie : « J’ai beaucoup plus appris la  vie que la guerre », disait-il. J’aimerais montrer aussi dans ce témoignage,  comment nous avons surtout appris à VIVRE, dans cet événement ( guerre et  captivité ).
      ___________________________________________________________
      Voici mon cheminement pour  entrer dans le vif du sujet, pour qu’on puisse mieux s’y retrouver.
      D’abord  un mot rapide sur l’auteur que je suis. Ce  qui aide à comprendre certains passages. J’avais de 25 ans à 31 ans, quand j’ai  vécu ces événements. J’en ai parlé à l’occasion. 
        On m’a souvent demandé  d’écrire ces souvenirs. 
        Je vais donc m’y mettre  comme ça me vient à l’esprit. Ce n’est pas une oeuvre littéraire. 
        Ce sont  simplement des réalités vécues. J’ai cette  année 86 ans. 
        Mais ma mémoire n’a pas  oublié. 
        Ma profession : prêtre  depuis 1938. Un an professeur de 6ème. Mobilisé en août 1939, comme  sous-lieutenant au 134° régiment d’infanterie. 
        Démobilisé en avril 1945,  après un an de guerre, et 5 ans de captivité.
      PANORAMA des sujets traités
      1 - LA GUERRE 
        2 - LA DEBACLE 
        3 - JUIN 40, DEPART DES P.G.  EN ALLEMAGNE 
        4 - LA VIE EN OFFLAG 
        5 - ETAT DES LIEUX. AMBIANCE  DE GUERRE 
        6 - SOUCI CONSTANT DE  S’EVADER 
        7 - VIVRE AU CAMP 
        8 - ORGANISER SON TEMPS 
        9 - LA LIBERATION PAR LES  AMERICAINS le 6 Avril 1945 
        10 - LES RETROUVAILLES EN  FAMILLE 
        11 - LE REEMBRAYAGE DANS LA  VIE NORMALE 
        12 - REGARD SUR CE TEMOIGNAGE  DANS NOTRE MONDE EN 2001 
        13 - « MESSAGE AU  MONDE » des P.G. 
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       1 - LA GUERRE
      LA  DROLE DE GUERRE 
      D’octobre à fin novembre,  temps de la drôle de guerre, au nord de Bitche en Alsace, au sud de DEUX PONTS  en Sarre, avec seulement quelques escarmouches avec  les allemands. Nous étions en première ligne.  Mais on ne savait au juste où était l’ennemi, ni les villages où il était  installé. Nous occupions une ligne précise, fixée par notre Etat-Major. Nous  étions dans les bois, en bordure des chemins. On pouvait s’attendre à tout. La  nuit, nous étions en éveil et en surveillance,   et nous recevions parfois un ordre pour faire une patrouille chez  l’ennemi. 
        Je reçois un ordre du colonel  pour que ma section fasse une patrouille chez l’ennemi, avec un itinéraire  précis, et mission de ramener des prisonniers. Ce n’est pas simple une  patrouille la nuit, fixer les points de passage,  s’entendre sur le mot de passe, avertir  nos sentinelles, pour qu’il n’y ait pas de  confusion (c’est ainsi, par erreur, que l’Abbé Jacquot, directeur du Foyer  de St Martin, a été tué à cette date). J’ai  pris la direction de la patrouille. Je me souviens qu’il faisait clair de lune.  Les ombres des arbres, dans le bois, se projetaient  dangereusement. Parfois on se planquait,  entendant un bruit suspect. Finalement, tout s’est bien passé. Notre itinéraire  a été à peu près suivi. Pas d’accroc, mais pas de prisonniers non plus (faire  des prisonniers, c’est facile à dire.   Mais... à faire, c’est autre chose !). Je fais un compte-rendu au  colonel. Mission accomplie... Jusque là, tout allait bien. Mais le lendemain,  nouvel ordre du colonel pour faire une autre patrouille par un autre  itinéraire, avec mission toujours de ramener des prisonniers.  On sentait l’insistance du commandement pour  réaliser le contact avec les allemands. J’en appelle à mon sous-officier  adjoint, qui s’appelait Thibaudin, en lui communiquant l’ordre du colonel, avec  l’itinéraire, et le soin de préciser ensemble les modalités de l’exécution.  J’ai compris qu’il réalisait durement le risque qu’il allait courir ( on sent  vraiment dans ces moments-là ce que c’est que la guerre )... Il blêmit et me  dit simplement, mais avec émotion: « Oh! ma femme et ma petite fille que  je ne reverrai peut-être plus jamais ! ». Je me rappelle ce moment-là  comme si c’était aujourd’hui. Je n’avais pas de femme et de petite fille. La  vraie camaraderie selon l’évangile,   n’est-ce pas aimer jusqu’à risquer sa peau. Alors j’ai fait la  patrouille et je suis revenu.  C’était  mon vrai commencement de la guerre comme croyant, et cela m’est resté dans  l’esprit.
      Nous sommes restés en  occupation sans gros problèmes durant les mois d’hiver, puis nous avons été en  réserve dans la région de Noyon, en vue d’être rapidement transportés en  Belgique en cas d’attaque allemande. Nous faisions partie de la 15° division  motorisée, toujours en alerte. 
        Mes relations avec mes  quarante hommes avaient toujours été sympathiques, dans des situations de guerre  encore calmes, où nous  avions simplement  compris que, quoiqu’il arrive, nous pouvions compter les uns sur les autres. 
        Un fait m’est resté en  mémoire. Un jour, un de mes chefs de groupe qui s’appelait Rouby, un gars de  Dordogne, un instituteur intelligent, qui se disait incroyant, avec qui il  était intéressant de discuter, rassemble toute la section dans une écurie, me  fait un petit compliment ( car c’était le jour de ma fête ), m’offrant, au nom  de tous, un crucifix, « symbole, disait-il, de l’amitié et de la  souffrance ». J’en ai été très impressionné, ne m'attendant pas à cela.
       
L’ATTAQUE ALLEMANDE EN  BELGIQUE
      Peu de temps après, le 8  mai, départ de tous en vitesse, en cars, pour la Belgique, où les chars  allemands avaient réussi une percée inquiétante contre l’armée belge. 
        Nous avons participé à la  bataille de Gembloux, les 13, 14, et 15 mai. 
        Nous voici au nord de  Gembloux. Notre compagnie doit défendre une ligne de terrain contre une attaque  de chars allemands à prévoir. Notre centre, je me rappelle était la ferme de  LIROUX, où tous les habitants  se sont  empressés de déguerpir au plus vite, par tous les moyens. A la tombée de la  nuit, le chef de bataillon vient me voir. Il faut s’attendre à une attaque le  lendemain. Nous n’avions que 2 canons de 25 anti-chars, en plus de notre  armement habituel, nos grenades et nos fusils-mitrailleurs. Il fallait tenir  coûte que coûte. Je rassemble en vitesse ma section pour la mettre au courant  de la situation. En quelques mots, je leur montre comment on pourra faire face  au mieux, en faisant notre devoir. Et je termine par un mot : » Vous savez  que je suis prêtre, quoiqu’il arrive, je nous confie tous à la miséricorde de  Dieu. Dans tous les cas, notre cœur sera confiant ». Et chacun est allé  prendre sa place dans le dispositif. J’ai été frappé de ce moment silencieux et  émouvant de la part de tous. 
        Le lendemain, nous étions  encore tous vivants. L’attaque s’est portée sur la région voisine. Nous avons  été déplacés sur un autre secteur de Gembloux, avec la mission de garder le  Poste de Commandement du colonel du 134, sous des bombardements intenses  d’aviation et d’artillerie, mais un peu en arrière du front. 
        Autres problèmes. Notre  section, qui est à Corroy le château, est donc chargée de garder  le P.C. du régiment. Nous sommes dans les  maisons du village, sur une hauteur. Nous sommes repérés par l’artillerie  allemande, et sans cesse un avion circule dans le ciel au dessus de nous ( le  mouchard ). Le colonel me donne une consigne : chaque fois qu’il se posera un  problème,  j’aurai tous renseignements à  la cave du P.C. 
        C’est alors qu’arriva près  de mon colonel, un colonel français de chars, d’une D. L. M. ( Division Légère  Mécanique ), qui revenait du combat contre une division  blindée allemande. Il était très pessimiste.  Il témoignait que nos chars légers étaient  extraordinaires pour manœuvrer au combat, contre les chars allemands, mais  qu’ils se heurtaient à des chars beaucoup plus gros, dont l’artillerie était  beaucoup plus puissante, et contre quoi ils ne pouvaient lutter. L’impression  qu’il en a retenue était que la France était perdue face à l’armée blindée  allemande.
      Pendant ce temps,  on aperçoit vers le Nort-Est, direction  Gembloux, un régiment d’infanterie voisin, qui a l’air de se mettre en position  pour faire face à une attaque allemande. Au cours de l’après-midi, je reçois un  ordre signé du colonel : « Faire face au Nord-Est. Attaque  infanterie-chars. Résister sur place ». On sait ce que ça veut dire. Je  vérifie mon dispositif. Voici qu’une giclée d’obus arrive tout près du P.C., de  l’autre côté de la route. On est repéré. Je dis à Jean Mourey, un homme de ma  section qui est tout près : « Mets-toi dans un trou, c’est  dangereux ». Il me répond : « Mon lieutenant, je n’ai pas peur ».  Je suis à quelques mètres à sa gauche. Je m’allonge dans une rigole de champ.  On entend le sifflement d’une nouvelle giclée d’obus. C’est pour nous.  Explosion, bruit épouvantable. Je perds un moment la notion des choses. Je  reprends mes esprits et j’appelle : « Mourey.. Mourey »  Pas de réponse. Une odeur de souffre et de  chair brûlée m’entoure. Plus de Mourey !. Des morceaux de chair humaine un peu  partout, jusqu’à la façade de la maison d’en face. On ramasse le tout avec une  pelle 16. On fait une petite fosse où l’on rassemble tout. Avec quelques hommes  de ma section toute proche, je  dis une  courte prière. L’enterrement est fait. Mais la guerre continue. Une éraflure au  front. Je me demande si je  n’ai pas un  éclat dans la cervelle. Une épaule qui me fait mal. C’est tout pour moi... 
        Avec mon sous-officier  adjoint, il s’agit de continuer à remplir notre mission. Etre prêt à défendre  le P.C. : « Faire face au Nord-Est. Attaque Infanterie-chars. Résister sur  place » 
        La nuit tombe là-dessus. On  entend des bruits divers. Mais dans une telle situation, il ne faut s’étonner  de rien. Le P.C. n’est pas loin. Il pense à   nous. 
        Au petit matin  (les nuits sont courtes en juin), comme le  P.C. n’a pas fait signe, je fonce à la cave du P.C.. Plus personne. Tout le  monde est replié. Que s’est-il donc passé ?
      Je n’ai tout compris que  plus tard. Pour le moment, il me fallait prendre seul une décision qui  engageait la vie de mes 40 hommes, et les rendre disponibles à la défense  française. Je me précipite à nouveau à la cave de l’ancien P.C.. Toujours plus  rien. Je vois les  avions allemands  d’observation voler plus bas comme pour une attaque imminente. J’aperçois une  section de la 1ère compagnie, avec son chef, le Lieutenant Saure, qui se  repliait précipitamment. Je le rejoins à toute   vitesse : « Vous partez ! .. Moi, j’ai un ordre de résister sur  place ». « Oui, me dit-il, c’était vrai hier soir. Mais pendant la  nuit, tout a changé. Tout le régiment est replié. J’étais le dernier, avec  l’ordre de décrocher ». 
        Alors je prends ma décision  à mes risques et périls, comme la seule décision qui puisse sauver mes 40  hommes et les garder disponibles. 
        Seul, devant Dieu et devant  ma conscience,  je donne l’ordre de  repli, avec une direction approximative, vraiment dans la nature, d’après ma  carte du terrain, et le bruit des balles et des obus, sur notre gauche, où sont  les allemands. 
        Mon sous-officier adjoint  veille à ce que le repli se fasse bien. Dès que nous arrivons à une certaine  sécurité, derrière une haie, je fais le point de la situation avec mon sous-officier  adjoint, mes chefs de groupe, et quelques hommes rassemblés avec précaution.  « J’ai pris la décision seul. Hier soir, nous avions l’ordre de résister  sur place. Mais cette nuit, il s’est passé des choses inattendues. J’ai la  preuve par le Lieutenant Saure, que tout le régiment est en ordre de repli.  S’il m’arrive malheur d’avoir pris cette décision, dites bien à ma famille et à  ceux qui me connaissent ce qu’il en est ». Je me rappellerai toute ma vie  de ces moments-là.
      Par chance, au début de l’après-midi,  joie de rencontrer mon bataillon. Le  commandant était très heureux de nous récupérer. Il nous croyait perdus. Il ne  comptait plus sur nous, notre section ayant été détachée, aux ordres directs du  colonel. Et  nous avons continué ensemble  à la 6ème compagnie du 2ème bataillon, au cours de ce repli mouvementé et  souvent tragique vers Lille et Dunkerque.
      Mais j’attendais le jour où  je pourrais rencontrer mon colonel, pour avoir le fin mot de l’histoire. Je ne  l’ai rencontré que plusieurs mois plus tard, en captivité. Il m’a montré la  complexité de la situation qui avait été la sienne. L’ordre de repli du 7ème  corps d’armée lui était parvenu brusquement au cours de la nuit, si bien  que  dans la nécessité de joindre à tout  prix beaucoup de grandes unités, notre petite section n’avait pas trouvé sa  place. Il avait fait confiance à l’initiative du chef. Aussi le colonel m’a  ardemment félicité de ma décision et du courage et de l’intelligence qu’il  m’avait fallu, au service d’une mission qui me dépassait. Il a voulu souligner  cela par une citation à mon nom, à l’ordre de la division, qui comporte  l’attribution de la croix de guerre avec étoile d’argent.  Si j’en cite le texte, ce n’est nullement par  sentiment de vanité ( bien des soldats ont mérité une décoration et ne l’ont  pas reçue ), c’est simplement parce qu’il me rappelle quelques grandes heures  vécues avec les hommes de ma section, dans la force de l’amitié à toute  épreuve, et dans la foi, et pour rendre grâce au Seigneur d’être encore là pour  le dire. 
        «  Officier de haute  valeur militaire et morale, a été  pour  sa section un  magnifique exemple  de courage, de dévouement et de sang-froid. A  Gembloux, le 18 mai 1940, le  Régiment  ayant décroché par ordre, a été laissé seul avec sa section sur le terrain pour  jalonner l’avance de l’ennemi, s’est acquitté de sa mission avec beaucoup  d’habileté et de présence d’esprit. Sur la Scarpe, le 27 Mai, a mené avec brio  un difficile combat retardateur contre engins blindés ennemis ».
      2 - LA DEBACLE
      Après la trouée en France où  toute la 1ère armée risquait d’être encerclée des Ardennes à Dunkerque, repli  difficile où les chars allemands jalonnaient notre marche vers le nord de la  France. 
        Du 19 au 27 mai, si nous  étions réinsérés  dans notre régiment,  nous nous trouvions tous les jours dans une débâcle terrible. Les chars  allemands étaient parfois tout proches. Je me souviens d’un moment difficile où  le chef de bataillon, le capitaine Le Gouvello, m’a pressenti pour préparer une  contre attaque aux environ de Charleroi. J’avais fait alors précipitamment un  petit courrier à envoyer à ma famille avec un petit paquet contenant quelques  mots de la situation, ce qui me restait dans mon portefeuille, avec mes  sentiments affectueux. Finalement la contre attaque n’a pas eu lieu. Mais le  paquet n’est jamais arrivé. Par contre, moi je suis revenu (ce qui valait  mieux). J’ai pu rester constamment le point de ralliement de mes 40 hommes. Le  P.C. du régiment nous communiquait fréquemment le chemin possible,  à bien repérer sur ma carte d’Etat-Major. La  nourriture arrivait mal ou pas du tout. La nuit était sans sommeil. A la  moindre halte, les hommes tombaient de sommeil, et il fallait les réveiller à  coups de pieds pour les faire repartir. A la tombée de la nuit, nous sommes toujours  arrivés à décrocher, pour aller un peu plus loin dans la bonne direction. Des  mauvaises nouvelles circulaient. Un drame s’est produit à la compagnie voisine. 
        L’adjudant-chef de la 5° Cie  a été tué par un caporal-chef, parce que déprimé et défaitiste, il marchait  pour passer à l’ennemi. C’était des heures noires, où il fallait bien garder la  tête sur les épaules, se sentir très liés les uns aux autres coûte que coûte et  tenir jusqu’au bout ensemble. 
        Le 27 mai, sur la Scarpe,  comme il est dit dans la citation  du  colonel,  notre section a repris  position, et a essuyé quelques giclées de balles, mais sans grand dégât. Nous  avons riposté. Le capitaine Assalet, adjoint au chef de bataillon, qui était  prêtre, m’avait dit la veille, amicalement :   « Faut pas vous en faire,  le  pire qui puisse vous arriver, c’est d’être tué » ( ça m’est resté dans  l’esprit ). 
        Le 28 mai,  nous arrivions à Lille, au Faubourg des  postes. Nous étions encerclés de toutes parts. Après avoir brisé et enterré nos  armes, nous avons été capturés le 29. Le colonel du 27° R.I. venait d’être tué  tout près de là. Et le général Juin a été également fait prisonnier.
       
      3 - JUIN 4O - DEPART EN  PRISONNIERS POUR L’ALLEMAGNE
      Désarmés, nous avons été  pris en charge par des soldats allemands, qui nous rassemblaient en vue de nous  envoyer en Allemagne. Aussitôt, j‘ai été séparé de mes hommes. Ce fut un moment  émouvant. 
        Après quoi,  remontée de toute la Belgique, en colonnes de  prisonniers, harassés, dormant les nuits sur les places des villes, marchant toute  la journée, tombant de sommeil, assoiffés sous le grand soleil de juin 40,  jusqu’à la frontière de Hollande et d’Allemagne. 
        Un fait m’a marqué, durant  cette période difficile. Le capitaine Baru, du 27ème d’infanterie, qui était  dans la colonne, un peu avant moi, a été froidement tué par une sentinelle  allemande qui gardait la colonne à ce passage. Il venait de boire un verre  d’eau, que les belges compatissants nous offraient quand c’était possible. Il  s’est fait durement renvoyer à sa place dans la colonne. Il aurait répondu  « salaud ». J’ai vu alors ce soldat mettre  son fusil en joue, et tirer. Le coup n’est  pas parti (les culasses des fusils allemands ont une sécurité). J’ai pensé,  étant quelques mètres en arrière, qu’il ne voulait pas le tuer pour cela.  Erreur ! Il a enlevé la sécurité à la culasse de son fusil. Il a remis en joue  et a tiré. Le camarade est tombé sur le nez. Je me suis approché, disant en  allemand que j’étais prêtre, et que je voulais l’assister. Il a refusé, me  menaçant à mon tour. J’ai dû remonter toute la   colonne, pour dire à l’officier qui commandait toute la colonne  que j’étais prêtre, et  que je voulais entourer le camarade qui  venait d’être tué. J’ai été accompagné pour venir jusqu’à lui. Il était mort.  J’ai pris alors son portefeuille pour le faire passer à sa famille. Je l’ai  confié aux autorités allemandes. En général les allemands sont  « règlos » pour cela. 
        A la frontière de Hollande,  nous avons été emmenés en wagons à bestiaux jusqu’à Aix la Chapelle,  puis à Dortmund à un camp de regroupement,  pour être expédiés ensuite dans différents camps, ou  Stalag   ou Offlag. Dans les offlag (camps d’officiers), la Convention de Genève  interdit de faire travailler les P.G.
       
      4 - LA VIE EN OFFLAG 
      On nous  a transportés d’abord à l’Offlag II D, entre  Stettin et Dantzig, un camp d’environ 3000 officiers. Quelques mois après, on  nous a amenés à Lübeck Offlag XC (environ 2000). Mes deux dernières années se  sont passées à  l’Offlag VI A, en  Westphalie. 
        A l’Offlag II D, en  Poméranie, j’avais pu envoyer une carte P.G. à ma famille à Faux-Villecerf.  J’ai reçu  un mot  au cours du mois d’août, qui m’a enfin  tranquillisé.
      Cinq ans à vivre de la vie  de P.G. ! On  ne savait pas que ça  durerait si longtemps. Il faudrait un livre au moins pour raconter un peu tout  cela (il y en eut beaucoup qui ont été écrits). 
        Ce furent 5 années  éprouvantes, mais extrêmement fécondes, pour mon expérience humaine, et  pour  ma vie de prêtre. Toute ma vie  en a été impressionnée. 
        Après 5 ans de séminaire, 5  ans de captivité passés avec des instituteurs, des professeurs, des avocats,  des professions libérales de toutes sortes, avec des gens aussi bien  incroyants  ( tout de suite après les  drames de la guerre, que nous avions vécus les uns et les autres ), ce furent  des relations très riches, d’homme à homme, dans la vérité de la vie et parfois  dans sa crudité. 
        Tout cela, à travers des  moments bien difficiles, où l’on se sentait parfois poussé à bout, par la  dureté des conditions de vie, et particulièrement par la faim. Des jours où  l’on se sentait les uns et les autres, à la fois dans une sorte de  sous-tension, et avec une sensibilité d’écorché vif. On avait l’impression que  la lutte pour la vie se faisait sentir à fleur de peau, et parfois que, dans  les plus petits actes de la vie, l’héroïsme et les « vacheries »  étaient tout près  l’un de l’autre (on en  a vu des exemples). 
        Tout en se disant bien que  ça pourrait être pire  (on ne savait pas  encore l’enfer que vivaient nos camarades qui étaient dans les camps de  concentration).
       
      5 - ETAT DES LIEUX … AMBIANCE DE GUERRE
      La différence avec la  guerre,  c’est que les fusils sont d’un  seul côté. C’est toujours comme à la chasse, le face à face entre le chasseur  et le gibier, mais tous les deux sont des hommes raisonnables qui se respectent  selon les lois de la guerre. (Que la guerre existe encore entre les hommes…  c’est une autre question !)
      LE CADRE MATERIEL
      Un grand terrain en pleine  campagne, loin des habitations, entouré de barbelés. Avec des sentinelles bien  armées et présentes un peu partout. Des miradors (tours de surveillance) 
        aux quatre coins, et partout  où le regard peut repérer ce qui se passe à l’extérieur des baraques, avec des  jumelles et des projecteurs, et armés de fusils-mitrailleurs, la gâchette  toujours prête à fonctionner. A quelque  distance des barbelés, il y a un fil de fer qu’il ne faut pas franchir, sous  peine d’avoir une balle dans la peau. 
        A l’Offlag VI A, un camarade  (Vantelot) a été tué la nuit, par une sentinelle qui l’avait repéré du mirador  qui dominait le camp, armée d’un fusil à lunettes, ayant réussi à sortir du  bâtiment, la nuit, en vue de s’évader. 
        Les sentinelles sont  présentes partout et quand elles veulent. Elles entrent dans les chambres à  leur guise. Sur la boucle de leur ceinturon, comme de tout soldat allemand, on  peut lire : « Gott mit uns »   « Dieu avec nous ».
      LES APPELS 
      Rassemblement de tous les  P.G. du camp, souvent, pour l’appel de tous, sur la grande place, bien alignés.  Ils sont comptés et recomptés. D’abord le matin au réveil, souvent le soir,  parfois inopinément, pour une fouille de nos chambres, ou en cas d’évasion, ou  pour une raison qu’on ignore. 
        Il y a environ 2 à 3000 P.G.  par camp. Il fallait du temps, et l’hiver, on avait froid.
      LOGEMENT 
      Baraquements, ou bâtiments en  dur (souvent d’anciennes casernes). Chaque chambre est remplie de châlits à  trois niveaux, contre le mur, avec des paillasses sur des planches. Au milieu  de la pièce, il y a un peu de place libre, avec en général une table et des  bancs. Il y a normalement 8 ou 9 châlits   par pièce, soit 24 ou 29 occupants. Le vrai domicile de chacun est  d’abord sa place dans son châlit (pour dormir, pour lire, pour écrire etc.).  Autrement, chacun ne vaut que par son numéro (son matricule). On est toujours  là, quand il n’y a pas assez de place dans la chambre ou quand il pleut dehors. 
        On laissait le niveau du bas  à un camarade qui avait besoin d’une table pour écrire 
        (conférence à préparer,  etc.). Il repliait sa paillasse vers l’avant, ce qui lui servait de table, et  il s’asseyait sur la planche de dessous. 
        La plus grande partie du  temps se passait dans la chambre, ensemble. On causait. On faisait sa  correspondance. On lisait. On prenait des notes. On jouait à la belote ou aux  échecs. On regardait ce qui nous restait dans les colis de la popote etc. 
        Je regarde la photo de  l’Offlag VI A : A mon châlit, j’étais au 3° niveau. En dessous, Henri de  Wendel, avec qui j’ai fait bien des parties d’échecs. En bas Trocmé, un cadre  de la caisse des dépôts et consignations à Paris. Parmi les occupants : un  avocat à la cour de commerce, de Paris, un ingénieur chimiste, un directeur  d’un grand magasin de vêtements d’Epernay, un petit producteur de Champagne  d’Epernay, deux capitaines d’active, mon capitaine Weil, un juif sympathique,  un pêcheur de Bretagne, dont les colis contenaient des boîtes de sardines au  beurre, deux instituteurs, un professeur à la Sorbonne, spécialiste de la  recherche sur le plancton,  un mandataire  aux halles de Paris, au rayon des poulets etc. 
        On a eu le temps de se  connaître, de partager nos raisons de vivre, et nos expériences de la vie, en  toute sincérité et camaraderie, d’écraser ses puces. Quelquefois ça criait un  peu fort, ou on chahutait. 
        Je me souviens d’un soir, à  l’Offlag VI A, à Lübeck,  à la nuit  tombée, mon camarade Foulon, mandataire aux halles, me propose de se mesurer  avec moi, pour voir qui mettrait l’autre K.O. Les autres sont couchés. On  dégage le centre de la pièce. On choisit un arbitre. Il avait 40 ans, et moi  26. Il me toise de la supériorité de son âge. On commence le pugilat. On  s’empoigne. On est par terre.  On se  retourne plusieurs fois l’un et l’autre. Et  voici qu’il me dit « Arrête. J’ai la jambe cassée ». Et c’était vrai.  On était très décalcifié. Nos os n’étaient pas solides. J’étais bien ennuyé. Et  puis, c’était en pleine nuit. Les portes étaient fermées. On était en  baraquement. On a eu toutes les peines du monde à alerter une sentinelle, pour  qu’il soit transporté à l’infirmerie, et le lendemain à l’hôpital. Il en est  revenu environ un mois après, disant avec satisfaction qu’il avait été bien  nourri, et soigné par des sœurs. 
        Dans la chambre, on passait  la plus grande partie de son temps dans une promiscuité sympathique. Parfois,  les nerfs plus tendus, surtout quand la correspondance n’arrivait pas. 
        Je me souviens d’avoir un  jour séparé deux camarades qui allaient se battre, parce que l’un avait accusé  l’autre de lui avoir chipé ses mégots à l’occasion de l’appel. 
        Dans l’ensemble pourtant,  notre éducation familiale, et  nos  responsabilités éducatives et sociales limitaient les éclats possibles. Il faut  pourtant bien se rendre compte que la maîtrise de soi et la sympathie  réciproque atteignent leurs limites dans certaines situations très tendues,  surtout quand la faim s’y mêle et que, comme on dit  « la faim fait sortir le loup du  bois ».
      On trouvait le temps long.  La correspondance avec la famille de France avait une très grande importance.  QUAND ON A PERDU TOUTES LES LIBERTES, ON A TOUJOURS LA LIBERTE INTERIEURE, ET  LA LIBERTE D’AIMER. ON EN FAIT TOUT CE QU’ON PEUT. IL RESTE TOUJOURS LA LIBERTE  DE CROIRE ET D’ESPERER.
       
      6 - SOUCI CONSTANT : COMMENT S’EVADER ?
      Evidemment, c’était notre  premier souci.
      REPERER D’AVANCE TOUS LES  MOYENS POSSIBLES
      Et rassembler, en le  cachant, tout le matériel nécessaire   (boussole, cartes etc.) avec un costume civil, pas facile à faire, et  encore plus à camoufler. Il fallait être hanté par le problème. On pouvait  passer tout son temps et ses énergies à y penser. Dans tous les cas, il ne  fallait pas se faire tuer, car « nos gardiens » avaient la gâchette  facile. Il y a des camarades qui ont réussi.
      D’autres, le plus grand  nombre, n’ont pas réussi  (j’ai été de  ceux-là). Cependant il fallait être prêt pour toute occasion possible, et en  même temps occuper son temps utilement, surtout ne pas se laisser diminuer, par  l’ennui, par le vide ou le découragement, voire la déprime. Heureusement, il y  avait les copains, pour se stimuler les uns les autres, ne serait-ce qu’au  travers des parties de belote, et, je le dirai plus loin, au moyen de tous les  centres d’intérêt que tous ceux qui étaient là étaient à même d’aménager au  service de tous. Il fallait mener simultanément les deux projets.
      Ici c’est l’histoire des  évasions qui nous donne la réponse. Les livres ne manquent pas sur le sujet.  Dans les quatre offlags où j’ai été, il y a eu des astuces sensationnelles et  des   ratés décourageants.  Ce qui fut le plus réussi, mais qui était un  travail considérable, et occupait à temps plein les camarades qui l’avaient entrepris  et ceux qui les aidaient : ce fut le souterrain.
      UN SOUTERRAIN
      Il  fallait toute une équipe bien soudée, et des  spécialistes de ce genre de boyau sous terre, une sorte de mine bien étayée. Il  fallait aussi limiter drastiquement le nombre de ceux qui s’évaderaient le  moment venu. Il y eut parfois de la bagarre à ce moment-là.
      Le souterrain partait du  dessous d’un châlit et allait déboucher au-delà des barbelés, le plus loin  possible d’un mirador. Ce qui était extrêmement difficile, c’était de camoufler  les déblais,  car la terre fraîchement  creusée n’a pas la même couleur que la terre à l’extérieur. J’ai aidé parfois à  porter la terre, dans des petits sacs cachés sous la capote, pour la répandre  dehors ; mais c’était risqué. Un jour, j’ai eu peur, parce que j’ai cru avoir  été repéré par une sentinelle qui faisait les cent pas, à l’extérieur des  barbelés. 
        Un jour, il nous est arrivé  un gros pépin. C’était à Soest, où nous étions dans de grandes casernes à trois  étages. Il y avait des super combles au dessus du grenier. On faisait la  navette la nuit pour porter la terre au-dessus du grenier. Manque de chance !  La terre était si lourde, (et il y avait un très gros tas de terre),  qu’une fente s’est produite dans le plafond  et la terre a dégouliné au-dessous. On en a eu toute une histoire. Bien sûr,  des « gardiens », toujours présents partout, et à l’affût de tout,  s’en sont vite aperçus. Alors, appel pour tout le camp. Fouille de toutes les  chambres. Ils ont vite découvert l’entrée du souterrain.
      UN CAS : UN CAMARADE QUI  REUSSIT SEUL.
      Pour mon compte personnel,  j’ai longtemps essayé de trouver une piste, en lien avec d’autres... Avec un  camarade de Bordeaux, nous faisions des projets. Il ne fallait penser qu’à ça.  Il s’est accroché, rassemblant le matériel nécessaire. J’en ai gardé le souci,  tout en remplissant ma vie par ailleurs de dialogues avec les camarades, et  d’enrichissements culturels divers. Un jour, il a sauté sur une occasion. Il y  avait beaucoup de brouillard. C’était l’hiver. La neige recouvrait toute la  nature. C’était le 23 février 43. Il s’est enveloppé d’un drap. Il avait repéré  le matin, assez loin d’un mirador, un endroit plus franchissable pour traverser  les deux rangées de barbelés, séparés à l’intérieur par d’autres rouleaux de barbelés.  Il avait remarqué le matin, avec un camarade, le temps que mettait la  sentinelle, pour faire les cent pas entre le mirador et cet endroit, (son  camarade veillait à distance). Tout enroulé de son drap, il escalade en vitesse  les deux rangées de barbelés. Il était libre. Il avait boussole et carte. Il  avait étudié l’itinéraire le meilleur. Il a réussi. Il a raconté ensuite toutes  les chances et les coïncidences, qui lui ont permis d’aller jusqu’au bout de  son aventure périlleuse. Quelques jours après, il nous a envoyé de ses  nouvelles, de Bordeaux.  C’était l’Abbé  André Dupouy. J’ai reçu de lui après la libération un fascicule qu’il a fait (  52 pages ) : « Mon évasion de l’offlag VI A ». 
        Vous savez qu’il y a  beaucoup de livres qui sont parus sur les évasions des P.G.
       
      7 - VIVRE AU CAMP 
      A part le temps des appels,  qui étaient interminables, tout était centré sur la chambre. Tous les jours,  n’ayant pas à travailler, on improvisait au mieux notre emploi du temps. Petit  à petit, des activités diverses s’organisèrent, du moins si on avait quelque  chose dans l’estomac 
        L’essentiel pour vivre,  c’était LA NOURRITURE et LES NOUVELLES
      LA NOURRITURE.
      Du camp
      Le pain était la nourriture  de base. Le pain gris carré, qui n’était pas appétissant, mais qui nourrissait,  si on en avait assez. Les derniers mois, on avait un pain pour sept. Chaque  jour, on allait chercher la pitance aux cuisines: 
        - soupe chaude avec  différentes verdures qui nageaient dedans. 
        - puis, quand il y  avait des pommes de terre, c’était merveilleux.  En général, c’était plutôt des rutabagas. 
        - pâté de charcuterie, ou  gros saucisson spécial, ou gros boudin, ou graisse à tartiner
      
        - assez souvent un peu de fromage (?) ou de confiture (?).
 
      
      Ce devait être assez  équilibré médicalement, car on n’était pas particulièrement malade de ce qu’on  mangeait (sauf quand on tombait sur des patates gelées).
      Ce qui manquait, c’était la  quantité pour chacun. Je sais que nous avions encore faim, au point que c’était  chacun son tour à « lécher la gamelle ». 
        Il y avait le minimum pour  tenir. Etait-ce calculé pour que les P.G. n’aient pas trop de 
        santé pour s’évader ? 
        C’est là que les colis  étaient indispensables. 
        La dernière année, notre  inquiétude grandissait. Il était temps que ça finisse. En Allemagne, les moyens  de vivre diminuaient pour la population. Les officiers n’avaient pas à  travailler ; il fallait d’abord nourrir ceux qui travaillaient, pour qu’il y  ait du rendement. Les colis de la famille arrivaient de moins en moins de  France.  Chaque popote s’organisait comme  elle pouvait. Dans les dernières semaines, chacun son tour, l’un d’entre nous  allait chercher des épluchures de pommes de terre, au tas de déchets derrière  la cuisine. On les lavait le mieux possible. On faisait cuire ; cela faisait  une espèce de purée grise, après quoi on avait l’impression d’avoir moins faim. 
        J’ai le souvenir d’un  camarade, qui avait demandé d’aller en stalag, pour travailler, espérant ainsi  être nourri. Il ne fallait surtout pas qu’il revienne au camp. Il se serait  fait arnaquer pour service à l’ennemi en temps de guerre.
      Les colis
      Les colis reçus de France,  de la famille, et pendant une certaine période, des colis américains. 
        On s’organisait par popotes  de 4 ou 5, pour répartir à peu près les réserves selon les arrivées prévues. On  savait que notre camarade de Bretagne recevrait des boîtes de sardines au  beurre. Moi j’avais la chance de recevoir de bons colis de la campagne. Le  refrain  qu’on attendait en revenant de  la baraque-colis était : « As-tu des fayots »? C’est encore ce qui  nourrissait le mieux, en un petit volume. Mais pour les cuire, c’était autre  chose. On a inventé des cubilots avec des   boîtes de petits pois. Le combustible était des boulettes de papier,  mouillé, serré et séché. On était abonné au « Trait d’Union », qui  était un journal de propagande allemand.   Il servait de papier pour tous les besoins, et aussi pour du  combustible. 
        Mais à l’heure où les  cubilots marchaient, le couloir était irrespirable à cause de la fumée.
      La distribution des colis
      L’équipe allemande de la  distribution était « sur les dents ». Surveillance extrême. Car c’est  là que pouvait arriver le matériel interdit, pour les évasions en particulier  (boussole, galène pour poste radio etc.). On ne recevait pas une boîte de  conserve, mais son contenu, car il fallait faire attention au double fond. De  même, on ne recevait pas un gâteau, sans qu’il soit coupé dans tous les sens.
      LES NOUVELLES
      Elles étaient aussi  importantes que la nourriture.
      La correspondance
      La correspondance avec la  famille était très contingentée, et avec des formulaires spéciaux. La seule  façon de faire passer des messages secrets était le code secret prévu d’un  commun accord, à l’avance, entre P.G. et leur famille, par l’intermédiaire des  évadés ou des libérés. Il consistait en général à repérer le numéro des lettres  dans la rédaction de la lettre et, en les recopiant sur une feuille, lire la  phrase ainsi obtenue.
      
            
      La radio
      En particulier la radio de  Londres, écoutée par des postes bien camouflés. Il y avait un moment de  communication, organisé entre les délégués de baraques et de chambres, avec un  guet soigneusement combiné, pour que les informations arrivent partout. 
        C’est ainsi qu’on a appris  le débarquement de juin 44, le matin même.
      Le bouche à oreilles
      Très important pour  l’information et pour l’opinion dans le camp. 
        Il ne faut pas oublier  (j’ose le rappeler) les nouvelles qu’on attrapait en vol dans ce passage obligé  qu’étaient « les chiottes »  de  la captivité. Un coin très pittoresque. Un poème en son genre. Oserais-je  décrire les installations de fortune de l’offlag II D en Poméranie, en août 40  : Il s’agissait d’être assis en série, sur une barre de bois solide, au-dessus  de fossés ad hoc, où il fallait calculer son équilibre. 
        A l’offlag X C, Lübeck, il y  avait une marque de pissotières citée entre nous, pour connaître les nouvelles,  surtout les nouvelles plus personnelles arrivées par correspondance, c’était la  marque « Torfit ». On disait « As-tu un Torfit » ? 
        Peut-être ne devrais-je pas  mettre cela en littérature, pour rester un homme de bonne éducation, et  élevé dans nos humanités classiques.  Pourtant, il ne faut pas oublier dans notre  condition humaine de P.G., bien des servitudes quotidiennes, et notamment ce  passage obligé très désagréable, mais haut-lieu pour respirer des nouvelles de  nos familles de France.
      Je conclus ainsi ce chapitre  : oui, la vie en offlag était très conditionnée par LA NOURRITURE et par LES  NOUVELLES, quelle que soit leur forme de transmission.
       
      8 - ORGANISER SON TEMPS
      Quand on était à peu près  nourri, on pouvait faire travailler le cerveau et les jambes. 
        (je n’avais pas encore  réalisé que l’estomac était si près du cerveau et des jambes). 
        L’étude et les sports, avec  rien dans l’estomac, ça ne donne pas grand chose. 
        Il faut dire que durant la  majeure partie de la captivité, on a eu le minimum indispensable. 
        Comment pouvait-on occuper  son temps au mieux, dans cette situation difficile, en pensant à l’avenir, et  en s’enrichissant l’esprit et le cœur ?
      Ce chapitre est difficile à  mettre en ordre et à classer. Il y aurait tant de choses à dire à ce sujet,  durant ces cinq années. Je procéderai par centres d’intérêt successifs, où tout  se recoupe. 
        Je m’attacherai davantage  (puisque c’est un témoignage), à certaines choses que je faisais ou à certains  regards sur la situation où je me trouvais.
      NOTONS BIEN LE MILIEU OU  NOUS ETIONS : UN REGROUPEMENT EXCEPTIONNEL D’HOMMES  SOUVENT TRES QUALIFIES, PRETS AU DIALOGUE  AMICAL ENTRE TOUS.
      Il y avait des personnes qui  représentaient toutes les branches de l’expérience, de la culture, des  sciences, des techniques, des beaux-arts, du droit, de la philosophie, de la  théologie. J’en cite quelques-uns : Paul Ricoeur, en philosophie, H. Bouxin,  professeur à la Sorbonne en biologie, Roger Ikor, en littérature, Gabriel  Garrone, en théologie, Guillaume Gillet, en architecture et peinture etc.. Nous  avions beaucoup de camarades qui étaient enseignants à tous les niveaux du  savoir, professeurs de facultés, de grandes écoles, etc.. J’avais beaucoup de  camarades, professeurs de lycée, de collèges, d’instituteurs etc. il y avait  aussi beaucoup d’avocats, de chefs d’entreprise et de commerce, beaucoup  d’officiers d’active, des professions libérales, des prêtres etc…
      Au bout de quelques mois,  toute une université locale s’esquissait. 
        La direction allemande du  camp aidait dans ce sens,  tout en  surveillant de près tout ce qui se passait et se disait. Elle pensait sans  doute qu’on s’occuperait moins de s’évader. 
        On recevait de France  beaucoup de livres qu’on demandait. On pouvait même en commander en Allemagne.
      I ) ACTIVITES CULTURELLES.
      D’abord, comment et où se  retrouver pour communiquer utilement et étudier efficacement ? 
        Il y avait une grande salle  et deux salles moyennes. De plus, les caves des blocs permettaient la rencontre  de petits groupes. Dans les chambres au besoin, on se serrait pour permettre  des rencontres par équipes. Par ailleurs, le dialogue à deux  avait toute sa place dehors, quand il ne  pleuvait pas.
      Dans cette ambiance de  « désenchantement » de ce monde où nous étions, et où nous avions  vécu des situations où les hommes se tuent les uns les autres, pour être  maintenant en prison, nous arrivions par la réflexion commune, la camaraderie,  la foi partagée, à reprendre du souffle et du cœur.
      Si je pars de la grande  salle, où se rassemblait une grande partie du camp, et qui influençait  l’opinion, je citerai entre autres les conférences de Paul Ricoeur et de  Gabriel Garrone. 
        Avec Paul Ricoeur, le  philosophe clair et attachant par la vigueur de sa pensée, qui nous aidait, à  travers l’histoire de la pensée philosophique, à apprécier  la valeur de tout vrai dialogue  d’aujourd’hui, dans la profondeur de l’intelligence humaine.. 
        Avec Gabriel Garrone,  bibliste et théologien, qui nous aidait à redécouvrir à travers l’évangile,  l’idéal profond qui est au coeur de tout homme : heureux ceux qui ont faim et  soif de justice, de vérité et qui font la paix. Ils sont enfants de Dieu. Ils  ont au coeur l’amour plus grand qu’eux-mêmes. Ils vivent dans l’espérance. 
        Je cite ces  deux cas, qui ont retenu mon attention. Mais  il faudrait évoquer tant de conférences de grande valeur faites dans la grande  salle. 
        Il faudrait souligner  surtout tous les multiples groupes où l’on s’enrichissait les uns les autres, à  partir de nos expériences, de nos études et de   nos découvertes dans un dialogue très ouvert.
      II ) DES ACTIVITES  ARTISTIQUES DIVERSES
      Théâtre (il y eut des pièces  remarquables), musique, chorales, peinture etc. Notons que les costumiers du  théâtre réussissaient parfaitement les costumes pour les évasions.
      III ) DES OFFICES RELIGIEUX.
      Organisés à des horaires  indiqués, ils étaient très suivis. Des causeries religieuses avaient lieu dans  les salles. Un album de 120 pages a été édité aux éditions du Cerf dès 1943 : 
        « Une paroisse derrière  les barbelés » sur  ce qui se  passait à ce sujet à l’offlag VI A. Le prieur des bénédictins de Kerbénéat, en  Bretagne, était spécialiste du chant grégorien. Je me souviens  que l’Abbé de   LaTrappe, Don Sortais, nous montrait la grosse croix pectorale de  bronze, qu’il avait sur la poitrine, où avait ricoché une balle qui devait le  tuer.
      IV ) Il y avait aussi LES  SPORTS  (quand on avait à manger)
      Sur la grande place, on  pouvait jouer au foot au besoin ; mais le terrain était dur. Un terrain de  Basket. Nous avions organisé un tournoi   des provinces de France. Je faisais partie de l’équipe  Champagne-Ardennes. On a gagné. On n’était pas peu fier. On avait eu une foule  de spectateurs.
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        CE QUI EST A NOTER DANS  TOUTES NOS RELATIONS, QU’ELLES SOIENT CULTURELLES, ARTISTIQUES, SPORTIVES OU  RELIGIEUSES, C’EST QUE, même si notre sensibilité était parfois à rude épreuve,  et nos nerfs à fleur de peau, IL Y AVAIT TOUJOURS UNE GRANDE OUVERTURE  RECIPROQUE. Il y avait une unité dans l’amitié, qu’on ne voyait pas dans la vie  civile, et qui est restée d’ailleurs après la libération. On disait ce qu’on  pensait sans aucun problème. Par exemple, quand je suis arrivé à Soest  dans une nouvelle chambre, on m’a dit à  l’entrée : « Toi le curé, t’es pour l’obscurantisme ». Je réponds  aussi net: « C’est pas si sûr que ça. On a le temps d’en parler ». On  a eu plus de trois ans !  C’est  extraordinaire la qualité du dialogue entre ceux qui ne sont pas d’accord et  qui disent pourquoi. On découvre des valeurs cachées qu’on ne soupçonnait pas. 
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      V ) Certains ont pu FAIRE UN  TRAVAIL INTELLECTUEL POUR LE RETOUR.
      Mon ami André Wanault de  Troyes, instituteur, a composé à l’offlag VI A, des livres de pédagogie, qu’il  a édités au retour. 
        Plusieurs camarades ont  écrit un livre qu’ils ont fait paraître après la libération. 
        Ce qui n’empêchait pas  d’avoir toujours un oeil sur les occasions pour s’évader ou pour aider ceux qui  avaient besoin de nous pour y arriver.
      VI) BIEN GERER JUSQU’AU BOUT  SON TEMPS ET SES ENERGIES.
      L’ennemi ce n’était pas seulement  les allemands (ils ne seraient pas toujours là). 
        C’était perdre son temps et  son goût de vivre et d’espérer. Personnellement, je rencontrais beaucoup de  camarades. Je n’avais jamais le temps de faire le quatrième à la belote.  C’était passionnant dans des jours pareils, de partager la nourriture du corps  et du cœur. 
        Chaque matin, il fallait  recharger les batteries pour retrouver la forme, en vue d’une nouvelle journée,  dont nous ne savions pas ce qu’elle serait. La culture physique, si l’estomac  avait ce qu’il fallait, était un moyen de bien se dérouiller. Je m’étais  improvisé moniteur de culture physique. J’avais comme élève en particulier  Gabriel Garrone, qui devait être plus tard expert au Concile, un des rédacteurs  de la constitution  « L’Eglise dans le  monde de ce temps ». La captivité lui avait bien appris ce qu’était une  partie du « monde de ce temps ». 
        Il tenait à la culture  physique qui facilitait son gros travail intellectuel.
      Mais nous avions aussi une  culture physique plus spécialisée, qui a été très suivie : Ce furent les  séances de gymnastique rythmique, organisées le matin en plein air, par notre  camarade Bruxeille, un instituteur d’Aix en Provence, spécialisé en la matière.  Un ami merveilleux, dont la vie avait été toute renouvelée par la rencontre du  P. Congar, qui avait été  P.G. avec lui à  Mayence. Il faisait venir des disques de France. C’était très décontractant  pour les nerfs, et pour partager ensemble dans le soleil  (s’il était là ), la joie de vivre qui nous  restait, tout en écoutant de la belle musique. On dit que c’est une gymnastique  pour les femmes. Je me suis aperçu que pour les hommes en captivité, c’est très  positif. 
        Cela nous a amené, à  d’autres moments de la journée, à apprendre à danser la plupart des danses  régionales de France, le fandango de Bretagne, les bourrées d’Auvergne, les  danses provençales etc... On a même donné des séances de gala, sur la scène de  théâtre de la grande salle, en costumes de papier crépon de toutes les  couleurs. On a eu beaucoup de succès. Il parait que c’était ravissant. Comme  nous n’étions que des hommes, et que j’étais plutôt de petite taille, je  faisais toujours la femme dans les couples. Vous voyez que dans notre vie  plutôt pas marrante, on se trouvait des heures où l’on pouvait rire de bon  cœur.
      VII ) L’OFFLAG ET LES FEMMES
      Un proverbe chinois dit  « La femme est la moitié du ciel ».  Il n’est pas dit que les hommes soient l’autre moitié. Toujours est-il que nous  n’étions que moitié de l’humanité sur place. Nous avions un camarade médecin  psychanalyste, qui nous a fait à ce sujet une conférence très remarquée et  adaptée à notre cas. Il nous  expliquait  bien, comme un médecin sait le faire, que la sexualité ce n’est pas que la  sexualité physique (la sexualité du zizi,   disaient  les copains), mais la  sexualité de la personne, de tout l’être humain, aussi bien le psychologique  (le sentiment), le sociologique (la relation entre humains, hommes et femmes  dans la société), le spirituel (il a parlé de sublimation), et qu’il fallait  bien penser faire au besoin le transfert de l’un à l’autre pour un bon  équilibre de la personne et des personnes ensemble. Nous avions reçu de notre  mère à la naissance, des chromosomes féminins et masculins à gérer au mieux  tout au long de notre vie.  J’ai  l’impression qu’au camp, on a réalisé un assez bon équilibre d’ensemble. Il est  vrai que les excitants en nourriture et en alcool ne gênaient pas notre  équilibre organique. 
        Toujours est-il que, si les  femmes étaient absentes, elles tenaient beaucoup de place... Je me suis aperçu  qu’il est faux le dicton « La femme est un sexe purement décoratif »  car, si on ne les voyait pas, elles avaient une place considérable. Les  camarades nous parlaient de leur femme et de leurs enfants, de leur mère. Ils  nous montraient les photos. On les connaissait par cœur. 
        Un jour un camarade reçoit  une lettre de sa femme lui disant que leur petite fille avait 40 de fièvre et  qu’elle était inquiète. Il a fallu attendre le prochain courrier, un mois  après, où sa femme lui  disait qu’elle  était guérie. Tous les camarades partageaient son attente. On s’encourageait en  se communiquant les nouvelles reçues par la correspondance. 
        Mais il y avait aussi les  heures noires, qui faisaient que tous noircissaient un peu.  Un jour un camarade s’est jeté par la fenêtre  du 3ème étage, parce que sa femme était partie. Il s’est cassé les deux jambes.  Il a pensé qu’il avait eu tort et que ça n’arrangeait rien.
      VIII ) QUAND ARRIVAIT LA 5  ème ANNEE.
      Il  était temps que ça finisse. La situation  était de plus en plus difficile en Allemagne. 
        La nourriture devenait  catastrophique. Il fallait tenir. On a appris le massacre de Buchères. L’espoir  renaissait par la correspondance. La radio de Londres nous montrait la France  qui se reconstituait. La résistance prenait corps un peu partout. Les  américains progressaient invinciblement depuis le débarquement. Le Général de  Gaulle prenait en main les destinées de la France.
       
      9 - LA LIBERATION PAR LES AMERICAINS LE 6 AVRIL 1945
      Je raconte ce qui s’est  passé après la libération du camp par les américains, les lendemains du 6 avril  45. Une fois la porte du camp ouverte, je suis parti dans les champs avec deux  ou trois camarades, en espérant trouver quelque chose à manger. Nous avons  rencontré un groupe de P.G. russes, qui tuaient des vaches pour se nourrir,  dans les champs. Je me suis approché, avec la seule monnaie d’échange valable  entre P.G. : 4 cigarettes qui me restaient ( des « junaks » des  mauvaises cigarettes polonaises ). Je ne connaissais pas le russe, et eux ne  connaissaient  pas le français. Je  montrais seulement les 4 cigarettes, et en indiquant du doigt un morceau de  beefsteak. Il a compris aussitôt et nous sommes rentrés au camp avec un morceau  de vache sous le bras. On l’a fait cuire avec les moyens du bord. Je me  souviens qu’il m’a été impossible de digérer la moindre bouchée. J’ai été  plusieurs jours incapable de manger. Je ne savais que vomir. 
        Quelques jours après, les  américains nous ont transportés à l’aérodrome de Paderborn. Malheureusement,  mon camarade Bertaut, un voisin de châlit, a été victime d’un accident de  camion, dans un  virage. Quel drame  amical, à pareille heure ! 
        Les américains nous ont  donné de leurs colis. Petit à petit, on s’est remis à manger.
       
      10 - LES RETROUVAILLES A LA MAISON
      C’est vraiment une grande  chose que la famille. C’est un don de Dieu qu’on n’a jamais fini d’apprécier.  On ne s’en aperçoit pas quand on a l’habitude d’en vivre tous les jours. Mais  après un an de guerre et cinq de captivité ( alors que plusieurs fois, j’étais  sûr que  je ne les reverrais plus ),  c’est formidable. Embrasser son papa et sa maman, ses frères et sœurs  (ma petite sœur Cécile que je ne  reconnaissais pas - elle avait 13 ans quand je suis parti et elle en avait 19 -  et j’ai demandé : qui est cette jeune fille ? ), c’est une heure marquante de  l’existence. Se souvenir ensemble de ceux qui ne sont plus là  ( la mémère Martine était morte pendant ma  captivité).  Rencontrer jour après jour  la famille proche, les amis, les gens du village. On avait tant de choses à se  communiquer depuis 6 années, une de guerre et cinq d’occupation et de  captivité, où papa me racontait que, comme maire de la commune, il avait eu  bien du mal avec les allemands. De mon côté, ouvrir un regard  neuf sur une situation toute nouvelle, où  tout est inattendu ( ce qui avait été souvent pour moi l’inespéré ). Tout se  bousculait dans le cœurs et dans le cerveau. On ne pouvait pas tout penser et  tout dire à la fois. 
        J’ai été vite remis  d’aplomb  avec tout ça. En sortant du  camp, je me sentais presque fichu, amaigri, avec un pauvre estomac. Je n’avais  pourtant que 31 ans. Et voici que tout s’est remis en route en quelques  semaines. 
        Retrouver la famille, la  France, un immense champ de Dieu à moissonner ensemble. La guerre est finie.  Une grande espérance s’ouvre pour un monde nouveau à faire ensemble dans la  foi.
       
      11 - LE REEMBRAYAGE DANS LA VIE NORMALE AVEC UN COEUR CHANGE
      Quelques  jours après,   Mgr Le Couëdic, notre évêque, m’a fait signe, pour me donner un  ministère dans le diocèse. Il se rendait bien peu compte de ce qui s’était  passé en captivité. Il m’a nommé vicaire à Nogent-sur-Seine, « pour me  reposer ». Je remplaçais le cher abbé COURTOIS, qui était malade  et qui devait hélas mourir bientôt de la  tuberculose. Il voulait d’abord me nommer, comme j’étais avant la guerre,  préfet de discipline au petit séminaire. Mais je lui ai laissé entendre que  j’avais assez fait d’internat depuis cinq années, et que je préférais un  ministère en plein air et en  plein  monde. 
        Je suis donc parti à Nogent.  Ce fut pour moi un temps merveilleux. J’ai eu un ministère exaltant. J’y ai  retrouvé toute la France et sa jeunesse, et un milieu très accueillant et  sympathique.  J’étais heureux comme un  poisson dans l’eau. J’ai foncé dans le brouillard, avec mes 31 ans, et une  santé qui se retapait de jour en jour. Les jeunes de l’Intrépide, (patronage et  société gymnique, sportive et culturelle, rencontres de dialogues et de  réflexion), gars et filles, formaient un milieu enthousiasmant. Ils avaient les  uns et les autres une équipe de direction dévouée et responsable. Les gars,  avec Michel Canart (qui devait hélas ! être victime d’un accident de voiture  les années suivantes), les filles avec Marie Françoise Masson. La directrice du  patronage, Madeleine Benoist, toujours jeune malgré la cinquantaine passée,  connaissait parfaitement tout Nogent et me mettait au courant et à l’aise sur  tout ce monde là.  Mon rôle était surtout  d’être en contact avec tous, de stimuler la liberté de ces jeunes (ce qui était  facile) pour créer quelque chose de beau ensemble, dans l’amitié et dans la  foi. ( Je me souviens de telle pièce de théâtre, ou désopilante ou émouvante,  où l’on voyait la population de Nogent participer à cet élan de la jeunesse).  Le chanoine Bonnefoy, l’archiprêtre,  qui  avait subi quelques moments troublants de l’occupation, était heureux de tout  cela. Il m’encourageait vivement dans toute ma part à la vie locale. 
        L’Union départementale de la  Fédération sportive et culturelle de France, dont faisait partie l’Intrépide,  nous avait repérés, pour organiser, à Nogent, la reprise après la guerre, d’un  concours départemental (Gymnastique, sport, musique etc., avec défilé et  manifestations diverses). Si bien que, fin juin et début juillet, il y a eu à  Nogent une grande fête populaire, et même avec un feu d’artifice. Les jeunes y  ont donné toutes leurs énergies et toute leur vitalité. 
        Ce qui me parut surtout une  réussite, c’est que le lendemain, l’Espérance, la société laïque, et l’Intrépide,  la société catholique, se sont retrouvées ensemble dans le parc du concours,  pour une journée commune. 
        J’avais vécu 6 ans de guerre  et de captivité, où nous étions tous des camarades, sans que rien ne nous  sépare profondément, ni la situation sociale, ni la politique, ni la religion.  J’ai rencontré à Nogent une bonne équipe d’anciens P.G., où nous vivions cela  avec tous. 
        J’allais quitter Nogent.  J’étais nommé au Foyer de St Martin à Troyes. Mais je savais que cette  expérience-là m’avait aidé à faire ce beau passage pour toute ma vie : vivre  vraiment  le « Aimez-vous les uns  les autres de l’évangile », aussi bien tous les jours, que dans les drames  de nos vies.
       
      
                   12  - REGARD SUR CE TEMOIGNAGE, DANS NOTRE MONDE   EN 2001
      I ) Il RAPPELLE LE SENS DU  VRAI DIALOGUE ENTRE TOUS LES HOMMES.
      A ) Entre compatriotes, entre français, nous sommes appelés à nous  considérer tous comme des camarades. Quelles que soient les différences ou les  tensions de la vie. Comme dans un moment où il nous arrive un malheur, nous  nous sentons plus proches les uns des autres. Entre les deux générations du  feu, qui forment notre association, c’est une même camaraderie qui nous unit,  malgré les conditions différentes de 39-45, et de la guerre d’Algérie.
      B ) Avec les étrangers, à plus  forte raison les ennemis qu’étaient pour nous les allemands, nous avons appris  à nous respecter,  comme des hommes avec  qui la paix est à construire, même en y mettant le temps. La loi de la guerre a  maintenu cela. On découvre souvent les hommes, dans leur attitude aux heures  tragiques ou angoissantes.
      II ) Par rapport à nos amis déportés, il faut essayer de comprendre  combien la situation se présente psychologiquement bien plus difficile. 
        Combien faudra-t-il de  générations pour refaire un dialogue d’avenir entre des peuples, là où il y a  eu les horreurs, qui ont été commises en camp de concentration ! Dans ce cas,  même la loi de la guerre n’a pas empêché l’homme de détruire d’autres hommes  dans leur fonds d’humanité. On peut dire la même chose entre ce qui concerne la  torture entre belligérants. 
        Il est bon d’entendre cette  parole d’Edmond Michelet, qui a été à Dachau, et qui avait une grande foi en  l’homme et en Dieu : « Aucun de ceux que j’ai vu mourir ne m’a chargé de  le venger ». Seul l’amour construit un avenir. La haine est stérile.
      III ) Par contre, les P.G. ont pu entr’ouvrir des liens d’avenir entre  l’Allemagne et la France. Notons que nos camarades des stalags  ont eu une influence plus grande. Ils étaient  mêlés à la population, et parlaient assez vite la langue dans leur vie  laborieuse et familiale  (J’ai été reçu  en Bavière, avec un confrère, dans la famille où il avait été prisonnier. Nous  avons été accueillis très amicalement). 
        De mon côté, j’ai fait  plusieurs stages, pour un dialogue franco-allemand, à Cologne,  à Berlin, à Darmstadt. C’était très positif,  pour bien se comprendre, et pour bâtir ensemble ce que serait l’Europe. Notre  vie de P.G. avait été vraiment utile. La connaissance réciproque se  développait.
      Je retiens cette phrase du  philosophe Paul Ricoeur, qui était avec nous à Soest, et qui éclaire tout cela  : « Dans les relations entre les hommes, il faut toujours chercher à  partager LE FONDS DE BONTE DU COEUR DE L’HOMME ».
            
      J’aime rappeler en  terminant, ce MESSAGE proclamé le 23 septembre 1979, au cours d’un grand  rassemblement de P. G. à Lourdes, et qui a été retrouvé  le 3 mars dernier dans le testament d’un  camarade qui venait de mourir, transmis avec émotion par son épouse :
       
      13 - MESSAGE AU MONDE
      A vous, jeunes gens et jeunes  filles, qui devez chercher votre chemin et de vos mains le construire.
      A vous, que l’expérience de  la vie a meurtri, trop tôt jetés dans le doute.
      A vous, hommes et femmes,  qui de par le monde, êtes abreuvés d’épreuves et sur le point de tout abandonner,  y compris vos enfants et la vie... nous voulons dire que c’est l’espérance  tenace et folle, à certains jours, qui nous a permis d’attendre et d’atteindre  la minute historique et vitale où la captivité a basculé dans la liberté.
      Aux hommes qui se divisent  par la couleur, la langue, les rivalités politiques, sociales, financières, les  croyances et les idéologies.
      Aux hommes que l’on divise  encore davantage, en excitant les divergences jusqu’à la haine...
      Aux parents et éducateurs,  chargés de transmettre aux jeunes les valeurs essentielles de notre  civilisation.
      Aux Chefs d’Etat,  responsables de leur peuple, de la paix et de la liberté... nous voulons dire  que c’est la fraternité et le partage qui nous ont permis de traverser les  passes dangereuses et de survivre.
      C’est donc l’espérance, et  non le désespoir, c’est donc la fraternité et non la haine, c’est donc le  partage et non l’égoïsme, qui, seuls, peuvent conduire les hommes jusqu’à la  Paix et la Liberté.
      Nous, captifs, qui avons  souffert et combattu pour garder notre dignité d’hommes, à tous nous disons que  seul, l’amour, c’est à dire une vraie fraternité, est capable de fonder une  société. L’amour combat, conquiert, pacifie et libère.