Evasions

Une évasion vers la RUSSIE Récit par Nicolas de GARDER

UNE EVASION DE POMERANIE VERS LES PAYS DE L’EST DU 30 JANVIER 1945 AU 10 JUIN 1945

INTRODUCTION

Selon mes souvenirs, seuls deux groupes d’Officiers s’étaient évadés de Gross-born vers les pays de l’Est, celui du Général Billotte avec de Person et Richemont du Block II en février 1941 et celui du Général de Boissieu, avec Branet et Klein du Block III, le 27 Mars 1941. Plusieurs autres Officiers, dont les récits d’évasion ont été publiés dans notre journal "Le Lien" ou sous forme d’ouvrages, s’étaient plutôt dirigés vers l’Ouest. C’est, sans doute, la raison pour laquelle, lors des Assemblées Générales de notre Amicale de 1993 et de 1994, des camarades et leurs familles ont souhaité connaître s’il y avait eu des évasions vers les pays de l’Est et quelle avait été l’attitude des autorités de ces pays vis-à-vis des évadés. Parlant le russe et l’allemand, j’avais souvent caressé l’idée de m’évader en direction de l’Est et, lorsque, devant l’avance de l’Armée Rouge, notre Oflag a quitté Arnswalde pour se rendre à pied derrière l’Oder, j’ai abandonné notre colonne, près de Pyritz, dans la nuit du 30 au 31 janvier 1945, pour tenter de me rendre à Varsovie. Voilà pourquoi j’ai pensé que le récit des aventures que j’ai vécues pendant 130 jours, en Poméranie, en Pologne, en Lituanie, en Biélorussie et en Ukraine, pour parvenir à Odessa, et débarquer le 10 juin 1945, à Marseille, à la tête d’un détachement de Français, de Belges et de Luxembourgeois, pourrait intéresser les membres de notre Amicale et leurs familles. Je dois admettre que, pour mettre noir sur blanc des souvenirs qui datent d’un demi-siècle, et dont la seule référence est une page de notes écrites au crayon sur du papier jauni par le temps, très difficile à déchiffrer, nécessite de grands efforts de mémoire, d’autant plus que je n’ai pas réussi à retrouver des camarades de route, officiers ou hommes de troupe, dont certains ne sont peut-être plus sur cette terre. C’est pourquoi, dans ce récit, il y aura certainement quelques lacunes, quant aux dates et aux noms de mes compagnons, mais les évènements que j’ai vécus sont rapportés avec la plus grande exactitude tels qu’ils ont été gravés dans ma mémoire. J’ai regretté que mon annonce parue dans "LE LIEN" priant les Camarades de l’Oflag qui ont suivi mon itinéraire d’évasion, de se faire connaitre, n’obtint qu’une seule réponse, celle de Gagelin, que je remercie vivement pour les précisions qu’il a bien voulu me communiquer.

Versailles, le 4 octobre 1994.

 

MON EVASION

Devant l’avance de l’Armée Rouge en Poméranie, nos geôliers ont reçu l’ordre d’évacuer notre oflag IIB, à pieds, en direction de l’Ouest pour le rapprocher de l’Oder où les Allemands pensaient pouvoir stopper les Russes. C’est ainsi que le 29 Janvier 1945, par un temps de neige et une température de-I2°, entourés d’une solide escorte, nous avons franchi les barbelés, qui pendant 5 ans, nous ont isolés et ont permis à nos gardiens de nous infliger toutes sortes de privations et de nombreuses vexations. Par ailleurs, durant toute cette captivité nous avons perdu l’habitude de faire de longues marches, aussi notre première étape a été très dure. Elle était vraiment épuisante le deuxième jour, lorsque, notre colonne a été arrêtée, la nuit du 30 Janvier 1945, au milieu du village de MEGOW pendant de longues heures, sous un vent glacial, avec interdiction de quitter les rangs. Les sentinelles avaient reçu l’ordre de tirer. Tout à coup, la porte d’une maison proche de moi, s’est ouverte et une bouffée d’air tiède me saisit. C’était une étable dans laquelle un paysan allemand venait d’entrer, sans doute pour donner du foin à ses vaches. Peu de temps après, il en est ressorti en laissant la porte légèrement entrebâillée. Sans réfléchir, je me suis glissé à l’intérieur pour me réchauffer et je suis tombé nez à nez avec un jeune garçon, probablement un commis de ferme, qui s’est mis à hurler "Posten, Posten… ein Fransoze… ist hier". La sentinelle est accourue et m’a mis en joue. J’ai cru que ma dernière heure était arrivée, mais ce soldat s’est contenté de me refouler dehors, en me poussant avec sa baionnette. Il devait être d’origine polonaise et voulait avoir notre protection auprès des russes en cas de besoin. Cette infructueuse tentative a renforcé mon désir d’évasion, ce dont j’ai fait part à mes deux amis de la popote : Doras et Gauthier. Je ne pensais pas alors qu’une belle occasion se présenterait aussi vite et ne me laisserait pas le temps de les prévenir. Mais la crainte d’être rejoint par les russes, a décidé le Commandement allemand à mettre fin à cette terrible attente et de faire partir notre colonne vers PYRITZ. En traversant une plaine couverte de neige qui étincelait au clair de lune, nous sentions que nos gardiens devenaient de plus en plus nerveux, et nous poussaient à marcher plus rapidement. D’ailleurs, les fusées éclairantes russes qui illuminaient les cimes des arbres encore lointains, y étaient pour quelque chose. Tout en hésitant de quitter mes deux camarades de Popote et de me lancer dans une aventure qui pouvait mal tourner, j’étais de plus en plus décidé d’échapper au carcan de la captivité. J’essayais également de justifier la décision à prendre en me persuadant que ma connaissance de la langue russe pourrait être de quelque utilité aux Français que je trouverai sur ma route. Perdu dans mes pensées, je ne m’étais pas aperçu que je me trouvais en queue de la colonne, à la hauteur d’un recoin sombre, dans lequel j’ai bondi. Je n’avais pas d’autres possibilités de m’évader, car, une fois le fleuve, l’ODER, atteint, les évasions ne seront plus possibles. C’est donc avec soulagement que j’ai vu l’arrière-garde allemande s’éloigner, avec son chef, le Capitaine allemand, appelé "trompe la mort" qui n’aurait pas hésité à m’envoyer de la vie au trépas, ce qu’il avait déjà fait 0 un camarade qui s’évadait. Mais c’est avec un serrement de cœur que j’ai regardé notre colonne s’éloigner et mes deux amis avec lesquels je partageais tout, pendant lés cinq années de captivité. Mais il me fallait quitter cette cachette avant le jour et chercher un abri dans les bois qui bordaient cette grande prairie. Cependant, c’est avec résignation et soulagement que j’ai vu s’éloigner l’arrière-garde allemande ainsi que le Capitaine allemand que nous appelions "TROMPE LA MORT" qui n’aurait pas hésité à m’envoyer de la vie au trépas, comme il l’avait fait avec notre camarade RABIN à Gross-Borne lorsque cet officier sortait du tunnel pour s’évader. Néanmoins, c’est avec serrement de cœur que j’ai regardé notre colonne s’éloigner et je m’étais aussi aperçu que je n’avais pas pu dire au revoir à mes deux amis avec lesquels nous partagions tout durant la guerre et les cinq années de captivité. Mais il me fallait quitter ma cachette avant le jour pour me rapprocher des bois, en utilisant le terrain et notamment les meules de foin qui se trouvaient sur cette plaine. C’est alors que j’ai aperçu une faible lumière au loin qui émanait d’une petite maison accolée à un hangar. Aussi, plutôt que de risquer ma vie en restant entre l’Armée Rouge et les Allemands, j’ai préféré me rapprocher d’un lieu habité et de feindre que j’étais à la recherche de notre colonne qui se dirigeait vers Pyritz. Etant parvenu, avec mille précautions, à m’approcher de la seule fenêtre de cette maison, j’ai aperçu une table éclairée par une lampe tempête et des militaires en tenue kaki en train de manger. Ils avaient l’uniforme de soldats français, avec au dos des capotes les deux lettres "KG" (prisonnier de guerre). Craignant que des gardiens allemands ne se trouvent à proximité, j’ai légèrement gratté un carreau et l’un des hommes est venu entrouvrir la porte. Très étonné de voir devant lui un officier français en uniforme, il me fit signe d’entrer et je n’oublierai jamais l’accueil qui m’a été fait par tous les autres qui m’ont posé mille questions sur notre vie dans les Oflags. Les Allemands leur disaient que nous vivions comme des châtelains, et bien entendu, que nous collaborions avec eux. Aussi, je me suis empressé de rétablir les faits réels tout en savourant une grande assiettée de soupe aux choux dont je rêvais depuis cinq ans. Là, j’ai eu la chance de tomber sur un de nos commandos qui travaillait dans un grand domaine agricole appartenant à un hobereau qui, avec sa famille et celle du régisseur, avaient décampé à Berlin devant l’approche des Russes. Seul, le Commando était resté pour soigner le Cheptel vif. C’est là que nous rejoignirent cinq de nos camarades de l’oflag : Gagelin, Jubiat, Berrod, Galliard, puis Berrard, qui ont quitté aussi la colonne. Ces derniers m’ont prévenu que la veille des S.S. étaient passés pour chercher des officiers français qui auraient quitté la colonne de l’Oflag, mais en apercevant des fusées éclairantes russes à l’horizon, leurs recherches avaient été de courte durée. Néanmoins, le sergent-chef a préféré me conduire dans une cachette où, m’a-t-il dit, personne ne me trouverait. Il eut raison de prendre ces précautions car une autre, très brève incursion des S.S. eut lieu, mais les premiers coups de canon des chars russes les firent prendre la fuite.

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Nomination du Lieutenant de GARDER comme chef du détachement des Français, des Belges et des Luxembourgeois lors du rapatriement d'Odessa à Marseille Lettre à la mère du Lieutenant de GARDER du Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés lui annonçant l'évasion de son fils et qu'il se trouve en Pologne Attestation du Colonel Anglais W.J. PLANT

 

L’ATTAQUE RUSSE AUX PORTES DE PYRITZ, LE 31-01-1945

Heureusement pour nous, le domaine où je m’étais réfugié se trouvait au nord-est de la banlieue de Pyritz, ce qui nous a évités de nous trouver au milieu de la bataille de chars et sous le feu des canons russes. Pendant deux jours nous sommes restés terrés dans notre baraque dont un mur s’était effondré, touché par un obus. La fente ainsi crée, nous a permis de suivre ce qui se passait à l’extérieur et notamment dans l’allée qui conduisait au domaine. Ainsi, nous avons pu observer que les Allemands se repliaient peu à peu et que nous devions donc nous préparer au premier contact avec les Russes qui avaient la gâchette facile. C’est à ce stade que ma connaissance du russe devait jouer son rôle. D’abord, j’ai rédigé en français et traduit en russe, un ordre de mission prescrivant à notre détachement de se rendre à Varsovie pour se mettre à la disposition de l’Ambassade de France. Pour donner plus d’authenticité à ce document, une sorte de cachet avait été fabriqué à partir d’une pomme de terre par un homme du commando qui s’est avéré un excellent graveur. Quant au tampon, il avait été prélevé sur le bureau du Régisseur en fuite. Ce cachet avait une forme rectangulaire sur laquelle on lisait "Ambassade de France". En même temps, un drapeau tricolore a été confectionné à partir de vêtements de couleur bleue et rouge trouvés dans les placards. Le plus risqué pour nous était de sortir de notre refuge au moment de l’approche des Russes, car la fente de notre mur nous a permis d’entre voir qu’ils tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils pouvaient même nous prendre pour des garde-frontières allemands dont l’uniforme était kaki comme le nôtre. Aussi, après mûre réflexion, avons-nous décidé de nous tenir devant la maison dès le matin, le drapeau déployé. Dès que nous apercevrions les Russes, je commanderai un fort "GARDE A VOUS" et me porterai à leur rencontre, la main au calot. Un tel scénario pouvait réussir comme il pouvait échouer, seule la Providence savait. Nous n’avons pas eu longtemps à attendre car une patrouille russe n’a pas tardé à apparaître dans l’allée qui conduisait au domaine. Elle progressait avec précaution derrière son chef de part et d’autre du chemin, mitraillettes prêtes à tirer. Aussitôt, le drapeau fut agité et, après avoir commandé le garde-à-vous, je me suis avancé vers la patrouille, la main au calot, comme prévu. Sur un ordre de son chef, la patrouille s’est arrêtée, braquant sur nous leurs mitraillettes ; un réel étonnement pouvait se lire sur les visages à faciès asiatique de ces hommes commandés par un officier aux traits fins, habillé d’une capote de fourrure et coiffé d’un chapeau cosaque (papakha) e n fourrure grise avec une étoile rouge en guise de cocarde. C’est là que, prenant mon courage et mon audace à deux mains, je me suis présenté à cet officier en ces termes, en langue russe : "Je suis officier de l’armée française et je commande ce détachement qui doit se rendre à Varsovie, à l’Ambassade de France". En me rendant le salut militaire, légèrement différent du nôtre, et sans marquer le moindre étonnement de m’entendre parler russe, il me demanda : " A quelle armée française appartenez-vous ? "A l’armée du Général de Gaulle", fut ma réponse. Ce nom provoqua chez cet officier un réflexe auquel je ne m’attendais pas. "De Gaulle, a-t-il répété, mais il a été à Moscou rendre visite au Maréchal Staline ! " Alors, d’un geste rapide, il décrocha l’étoile rouge de sa chapka et me l’épingla sur la poitrine tout en me souhaitant bonne route. Après un échange de saluts, il passa avec sa patrouille devant le commando au garde-à-vous, et saluant notre drapeau, il poursuivit sa mission de nettoyage du secteur. Je dois avouer que cette étoile nous a beaucoup aidés à nous tirer de situations périlleuses. J’ai appris beaucoup plus tard que c’était, à l’époque, le signe distinctif des Commissaires Politiques de l’armée Rouge. C’est dans ces conditions étonnantes et inespérées que nous avons pu entreprendre notre marche en direction de Varsovie le 5 février 1945. Il reste à comprendre pourquoi, lorsque nous traversions la zone proche du front, aucune autorité russe à qui je demandais du ravitaillement pour notre détachement ou un logement, ne m’a jamais demandé de produire soit un ordre de mission ou tout autre document. A mon idée c’est parce que je me présentais comme le Commandant d’un détachement français, mis à la disposition de l’Ambassade de France à Varsovie. Ils devaient sans doute penser que notre détachement, comme l’escadrille NORMANDIE-NIEMEN, combattait avec l’Armée Rouge. C’est à cette conclusion que je suis parvenu en 1994.

 

NOS PERIGRINATIONS DE PYRITZ A ODESSA PAR LA POLOGNE, LA LITUANIE ET L’URSS DU 5 FEVRIER 1945 AU 5 JUIN 1945

Les conditions inespérées de notre libération, le comportement inattendu du jeune officier russe et notre crainte d’une rencontre moins réussie avec des Russes nous ont incités à quitter le plus rapidement possible Pyritz, ce qui fut fait sur le champ. Les meilleurs chevaux de la ferme furent attelés à deux charrettes chargées de vivres, d’avoine et de bottes de foin et j’ai réservé pour moi le petit cabriolet du hobereau comme tête de convoi. Sur le siège du cocher, j’ai placé un de nos hommes et je n’ai pas manqué de saluer les officiers russes qui répondaient avec le sourire à mon salut. Je ne dois pas oublier de dire qu’avant de partir nous avons libéré tous les animaux de la ferme, car il n’y avait personne pour les nourrir. La conscience tranquille, notre convoi, où personne n’avait de carte de la région, prit le premier chemin qui allait vers l’Est et très rapidement nous fûmes rejoints par d’autres Français rencontrés sur la route qui, individuellement ou en groupe, se dépêchaient de quitter le territoire allemand et de rejoindre l’URSS afin d’être rapatriés. Ils paraissaient heureux et surpris de voir un détachement commandé par un officier et se sentaient instinctivement plus en sécurité. Ils me dirent que quelques prisonniers isolés avaient été tués par les chars russes qui les prenaient pour des "volksturm". Dans l’après-midi, nous rencontrâmes le Capitaine Gaume, également évadé de l’Oflag, alors que nous approchions d’un hameau nommé LETYN. Comme cet officier était capitaine et moi lieutenant, il lui appartenait de prendre le commandement du convoi, mais il me demanda de continuer à assurer tous les contacts extérieurs et, bien entendu, le ravitaillement. Il trouva aussi très astucieux l’ordre de mission rédigé à Pyritz. J’ai ainsi secondé Gaume jusqu’à notre arrivée à Odessa, c’est-à dire pendant trois mois et demi. Ensuite, je l’ai laissé à Odessa à la suite de ma désignation par l’Ambassade de France et la Mission militaire comme chef d’un détachement qui, le 6 juin I945,a été rapatrié sur Marseille. Par la suite, je n’ai jamais pu retrouver en France ce camarade. Cette digression faite, revenons à notre marche vers l’Est. Nous passâmes notre première nuit dans la grange d’une ferme abandonnée par ses habitants, proche du hameau de DIKO où se trouvait un soldat polonais qui rejoignait son unité au front. Il nous a donné des renseignements sur la route à suivre pour nous rapprocher de Varsovie.

 

LE 6 FEVRIER 1945

Nous poursuivons notre marche vers BERLINCHEN et TANKO. Nous croisons une unité de cavalerie cosaque qui monte au front. Elle est suivie de véhicules surchargés, tirés par des chevaux en piteux état. Le chef de ces Cosaques nous arrête et me dit : "Vous n’allez pas au front mais vers l’arrière et vos chevaux sont en très bon état. Les nôtres sont très fatigués car nous faisons de très longues étapes avec peu de repos. Vous allez donc nous donner vos chevaux en échange des nôtres". Il m’était difficile de refuser une telle offre car les Cosaques pouvaient non seulement s’emparer de nos chevaux, mais aussi de nos charrettes et de leur contenu. En trinquant avec cet officier, j’ai appris que leur état-major cantonnait à BUSSO et qu’il nous serait possible de faire une halte pour la nuit à FALKENSTEIN. Mais, nous n’avons pas eu besoin d’aller jusqu’à Falkenstein, car à Busso j’ai obtenu de l’Etat-Major, non seulement l’attribution de boules de pain pour nos besoins mais également l’autorisation de passer la nuit dans une grande maison et de nourrir nos chevaux. Le chargement du ravitaillement promis effectué, nous reprîmes notre progression en direction de Falkenstein et de Friedberg ; mais, auparavant, nous décidâmes que seuls les malades ou les éclopés seraient admis sur les charrettes car un nombre de plus en plus grand de Français se joignait à nos rangs. De mon côté, mon genou décalcifié me faisait cruellement souffrir. Heureusement que, de temps en temps, il m’était possible de m’asseoir dans la calèche.

 

LE SAUVETAGE DU LIEUTENANT GERARD LE 7 FEVRIER 1945

C’est entre Falkenstein et Friedberg qu’une colonne de prisonniers allemands, marchant à vive allure et fortement encadrée commença à nous doubler. Tout à coup, au milieu des Allemands, j’aperçus un uniforme français. C’était Georges Gérard, lieutenant du 27ème RI et de surcroît du même bataillon que moi. Il s’était évadé en quittant la colonne pendant la première nuit, après notre départ d’Arnswalde. Ne parlant pas le russe, il avait dû être pris pour un Allemand et donc intégré dans la colonne des prisonniers allemands qu’un sous-officier russe conduisait vers l’arrière. Il fallut de longues explications pour faire comprendre à ce gradé que Gérard était un officier français qui s’était battu contre les Allemands pour aider les Russes. Ce gradé enfin accepta que Gérard nous rejoigne, mais exigea que notre colonne suive la sienne, ce que je ne pouvais refuser. Nous nous pliâmes donc à cette exigence tout en restant à une distance raisonnable des prisonniers allemands et sans encadrement. C’est ainsi que nous arrivâmes à VENDAMM pour y passer la nuit. Là, nous nous installâmes dans une grange à foin, éloignée de la ferme où étaient parqués les Allemands dont l’escorte avait découvert une distillerie dans le village. Le résultat de cette trouvaille fut de créer une profonde euphorie chez les Russes, suivie d’un sommeil également profond. Sans perdre de temps, nous en avons profité pour nourrir nos chevaux et, la nuit venue, pour quitter en catimini cette grange. Le clair de lune aidant, nous avons trouvé un chemin en direction de l’Est que nous avons emprunté au pas gymnastique tant était notre crainte d’être rattrapés et de voir se terminer notre évasion dans un Goulag en Sibérie. Cette fois encore, la chance fut de notre côté. Toute la nuit nous marchâmes et de bon matin nous avions traversé DRIESEN, et ensuite le pont de MUDE. Le 8 FÉVRIER 1945, nous pénétrâmes dans une épaisse forêt de chênes à la lisière de laquelle nous trouvâmes deux autres évadés de l’Oflag : les lieutenants Guyot et Verges. C’est en pénétrant dans cette forêt que notre convoi fut stoppé par une barrière dressée au milieu du chemin et gardée par des soldats russes en armes au faciès asiatique. Je savais que pendant la guerre de 1914-18, l’Armée Impériale Russe avait appelé sous les drapeaux des populations asiatiques et formé avec elles plusieurs divisions qui prirent le nom de "Divisions Sauvages". En langue russe, ce qualificatif n’avait rien de péjoratif et signifiait seulement que ces troupes étaient exceptionnellement courageuses et ne craignaient pas la mort. C’est à ce genre d’homme que j’eus à faire et qui, de surcroît sentait fort la vodka. Je remarquai aussi son regard braqué sur mon poignet gauche où apparaissait mon bracelet-montre que j’avais oublié d’enlever par précaution. Alors que je lui expliquai qui nous étions et où nous allions, il saisit mon poignet et braquant sa mitraillette sur moi, il me dit : "Suis-moi, je dois vérifier tes papiers" et sur ce, il se dirigea vers l’intérieur du bois. Je compris aussitôt à quoi cette vérification pouvait aboutir, et en apercevant sur ses épaulettes deux barrettes blanches, l’idée me vint de l’appeler "Mon Capitaine" tout en murmurant instinctivement "Sainte Vierge, protégez moi ! ". Un grand éclat de rire fut la réponse de l’Asiatique qui s’écria : "Moi, Capitaine !... avec ma gueule !.. je ne suis que caporal !" Il saisit alors son quart, accroché à sa ceinture, avoisinant deux grenades, et le remplit d’un liquide qui sentait plus l’alcool à brûler que la vodka, en avala la moitié et me tendit le reste à boire à la santé du Maréchal Staline. Je dois dire que bien que ce genre de toast ait été à la santé de Staline, il n’a pas été apprécié par mon estomac qu’il a mis en feu mais qui a permis à notre convoi de poursuivre sa route vers ALTKREUZ où, m’avait-on dit, se trouvait le P.C. d’une division de Chars. Je ne sais si mes camarades ont réalisé l’intensité de l’émotion que j’ai vécue et quel soupir de soulagement j’ai poussé en voyant la barrière s’ouvrir devant nous. C’est alors que je me suis fait la promesse d’aller à Lourdes remercier la Vierge, dès mon retour en France. Espérant pouvoir avancer plus loin, c’est aux démarches à faire à ALTKREUZ qu’il me fallait songer car cette agglomération était le lieu de stationnement d’un régiment de chars au milieu desquels il nous fallut louvoyer avant de trouver un coin favorable pour caser notre convoi. Comme de coutume, je me mis à chercher le P.C. du colonel pour me présenter à lui, quand, en cours de route, je remarquais que les chars étaient en parfait état et que les uniformes noirs des officiers et des hommes étaient parfaitement bien coupés. Ma vareuse et le calot ont attiré la curiosité des militaires rencontrés sur mon chemin et qui semblaient se demander s’il fallait répondre à mon salut. Lorsqu’enfin je pus joindre le Colonel, il se mettait à table avec ses officiers dans une grande cuisine où il faisait très chaud. Il me reçut avec une certaine surprise, mais cependant admit sans difficulté notre mission de nous mettre à la disposition de l’Ambassade de France à Varsovie, tant et si bien, qu’il ordonna à son officier d’intendance de faire pour le mieux, dans la mesure du possible, pour nous ravitailler en pommes de terre et en pain. Ceci fait, je pris congé avant qu’il ne songe à m’offrir un verre de vodka car il me restait encore le souvenir cuisant de l’alcool bu dans la forêt. Le 9 février 1945, nous quittâmes Altkreuz sans encombres, après avoir remercié le Colonel pour son aimable accueil et pour le ravitaillement qu’il avait bien voulu nous accorder. Notre prochaine étape vers Varsovie était VILEHN où nous eûmes la surprise de trouver une gare en pleine activité avec des trains chargés de troupes, qui rejoignaient la zone des combats. Les soldats, soutenus par la vodka menaient grand tapage et tiraient en l’air. Dans cette gare nous trouvâmes tout un groupe de Français libérés par l’Armée Rouge et quelques officiers évadés parmi lesquels j’ai pu déchiffrer sur ma feuille de notes, jaunie et presque illisible, les noms de Verges, Leleu, Martoni, Léridon et Weil (sous toutes réserves). Après mon contact avec l’officier soviétique qui contrôlait la gare j’appris que, vu l’urgence, il avait décidé de réquisitionner notre détachement pour effectuer le chargement de munitions sur les deux trains qui devaient rapidement approvisionner le front. Cette réquisition concernait tous les Français qui se trouvaient à Vilehn, ce qui, de fait, étoffa sensiblement notre détachement et me permit de déclarer à cet officier que nous étions fiers de pouvoir aider l’Armée Rouge à remporter une grande victoire sur l’ennemi commun. Alors, en tant qu’officier d’un pays allié, je l’ai prié de nous aider à atteindre Varsovie où nous étions attendus à l’Ambassade de France. Cette information, donnée avec grande conviction, porta ses fruits et, le 11 février nous débarquions à WANGROVITZ après avoir laissé nos équipages aux bons soins de l’Intendance à Vilehn, avec un réel serrement de cœur. La réquisition dont nous avions été l’objet en gare de Vilehn nous fit réfléchir sur la situation plus que précaire dans laquelle nous nous trouvions. En effet, tant que nous nous déplacions dans la zone proche du front, les commandants des unités en opération avaient des objectifs immédiats à réaliser et, de ce fait, ne s’étonnaient pas de rencontrer un détachement militaire d’un pays ami ayant pour mission de se mettre à la disposition de l’Ambassade de France à Varsovie. Mais, en nous éloignant du front, nous tombions dans des territoires, libérés ou occupés, où les services de l’administration civile s’installaient progressivement, dont ceux du NKVD. De ce fait, l’objet de notre mission perdait de sa valeur et, en attendant que des vérifications soient faites, nous courions le risque d’être enfermés dans un camp de personnes déplacées ou tout simplement dans un Goulag. C’est ainsi que, dès notre arrivée à Wangrovitz, nous décidâmes de la nécessité de clarifier au plus vite notre situation et de chercher un contact à Varsovie avec un représentant de France, si toutefois il était possible d’en trouver un, ce dont nous n’étions pas tout à fait certains, et, c’est pourquoi, avec l’accord du Capitaine Gaume et des autres officiers, il fut décidé de me charger de cette mission compte tenu du fait que je parlais couramment le russe et comprenais le polonais. Il me fallut donc trouver d’urgence une solution pour me rendre à Varsovie.

 

MON VOYAGE DE WANGROVITZ A VARSOVIE

Tout en discutant avec des militaires russes au sujet de la manière dont il était possible de se rendre de Wangrovitz à Varsovie, j’appris que les camions de l’Armée Rouge qui revenaient du front étaient obligés de s’arrêter aux grands carrefours où des femmes-soldats, chargées de la circulation, pouvaient leur faire prendre des militaires en déplacement. Ces derniers pouvaient demander au chauffeur de s’arrêter devant des établissements que l’armée plaçait le long des routes à grande circulation où les militaires pouvaient se laver et même changer de linge de corps et y laisser leur linge sale. Ceci était d’autant plus facile que le problème de taille ne se posait pas. En effet, dans l’Armée Rouge, le linge de corps ne comportait ni boutons, ni boutonnières qui étaient remplacés par des ficelles qu’il suffisait d’attacher entre elles selon les besoins. Quant au problème des chaussettes, il ne se posait pas non plus car les soldats russes n’en utilisaient pas. Une simple serviette enroulée autour du pied remplaçait fort bien une chaussette. Nanti de ces renseignements, je me rendis au carrefour où une femme-soldat réglait la circulation et la priais de m’aider à prendre le premier camion qui irait sur Varsovie ou à quelque ville proche de la capitale. Je n’eus pas longtemps à attendre car bientôt elle fut en mesure de recruter un tel véhicule et informa le chauffeur que j’étais un officier, français. Comme autre voyageur, il n’y avait dans le camion qu’un jeune sergent armé d’une mitraillette qui, très aimablement, m’aida à grimper dans le véhicule. En cours de voyage, j’appris qu’il avait mission de convoyer quelques prisonniers allemands jusqu’à Wangrovitz où il les avait remis aux autorités militaires et pouvait profiter de cinq jours de permission qu’il passerait chez lui à l’est de Varsovie. Très rapidement, une conversation s’engagea entre nous. C’était un brave garçon, respectueux de la hiérarchie militaire et pas du tout étonné de voyager avec un officier français parlant couramment le russe. Il était persuadé que la vie en France était très dure et ne voulut jamais croire ce que je lui racontais. Au bout de quelques heures de voyage, la faim commençait à me tenailler et alors je demandais à mon compagnon de voyage s’il aurait quelque chose à manger. Avec empressement, il ouvrit sa musette et me donna un morceau de pain de seigle et un bout de saucisse que j’avalai gloutonnement, arrosant le tout d’un peu d’eau qui restait dans ma gourde Comme je ne l’avais pas vu manger depuis le début de notre voyage ensemble je lui demandai pourquoi il ne mangeait pas. Sa réponse fut surprenante et tout à fait caractéristique de l’âme slave. Avec un sourire insouciant il me répondit : "Camarade lieutenant, bien sûr que j’ai faim, mais que voulez-vous que je mange, puisque je vous ai donné le reste de mes provisions ? Cependant, ne vous inquiétez pas car tout va s’arranger ! " Enfin, tard dans la soirée, notre chauffeur arrêta le camion dans un village près de KOUTNO et nous pria de descendre car sa destination allait nous éloigner de Varsovie. Cependant, il nous suggéra d’attendre le passage d’un autre camion qui, celui-là, irait à Varsovie. C’est ainsi que nous nous trouvâmes sur une place à côté d’une église et de quelques maisons. Le froid était intense et, malgré le gilet en peau de lapin que ma mère m’avait envoyé à l’Oflag à ARNSWALDE je ne pouvais me retenir de claquer des dents alors que le sergent semblait parfaitement à l’aise dans son uniforme d’hiver dont la capote était en peau de mouton. Or, ce jeune sous-officier ne manquait pas de présence d’esprit et, sans plus attendre, alla frapper à la porte de la maison la plus proche. N’obtenant aucune réponse, il tira en l’air en s’écriant : "Ouvrez, c’est l’Armée Rouge ! " L’effet fut instantané. Quelques bruits de serrure et la porte s’entrouvrit sur un homme âgé qui, d’après son habillement, s’apprêtait à aller au lit. Dès notre entrée, le sergent posa sa mitraillette sur une table et rassura ce brave homme en lui expliquant que nous lui demandions simplement de nous donner à manger et de nous laisser passer juste une nuit chez lui car le lendemain matin nous espérions bien trouver un camion qui nous emmènerait à Varsovie. Rasséréné par nos explications et le ton jovial du sergent, notre hôte s’empressa de mettre le couvert, de réchauffer une marmite de bortch qui restait de son dîner et dégageait une odeur appétissante. Cependant, au cours du repas auquel nous fîmes grand honneur, le climat de bienvenue faillit se gâter lorsque le sergent demanda à ce vieillard où il projetait de nous donner à coucher. Cette question inquiéta notre hôte qui s’empressa de nous répondre qu’il ne pouvait pas nous fournir où coucher car il n’avait qu’un seul lit où dormait sa vieille femme actuellement très malade. Alors que je cherchais déjà dans quel coin de la cuisine nous pourrions nous étendre, brusquement mon compagnon changea d’attitude et dit d’un ton qui n’admettait pas de réplique : " C’est la guerre pour toi et pour nous et donc il te faudra trouver un "moyen de nous donner à coucher convenablement. Donc, dépêche-toi de nous préparer le lit pour le lieutenant. Quant à moi, je dormirai très bien par terre, j’en ai l’habitude." Le problème du couchage fut ainsi très vite résolu ; c’était la première fois, depuis longtemps que je dormais dans un vrai lit. Plus tard, j’ai essayé de comprendre l’attitude de ce militaire à mon égard et j’en suis venu à conclure qu’il avait été guidé par un certain sens de l’hospitalité que la culture communiste n’avait pas réussi à détruire complètement chez les Russes et tout particulièrement chez les paysans. Après une excellente et reposante nuit suivie d’un solide petit déjeuner, nous pûmes trouver un camion militaire qui se rendait à Varsovie où nous arrivâmes le 12 FÉVRIER 1945, tard dans la soirée. Cette ville qui a beaucoup souffert des bombardements et des incendies, présentait un aspect étrange. Des murs calcinés émergeaient de la neige, les trottoirs étaient de vraies patinoires. Les habitants vivaient dans des caves, et, au milieu de ce décor déprimant, circulaient des tramways avec un bruit de ferraille. Les civils que j’ai pu aborder et interroger en russe ou en français regardaient avec étonnement et une certaine méfiance mon uniforme et étaient incapables de me renseigner sur l’existence à Varsovie d’une quelconque représentation diplomatique ou militaire française. J’eus enfin plus de chance auprès d’un jeune officier de l’Armée Polonaise qui me conseilla de m’adresser à l’État-Major Polonais où il eut l’amabilité de me conduire. Là, après une longue attente dans un couloir non chauffé, je fus reçu par un Capitaine qui m’apprit qu’i n’y avait aucune représentation française à Varsovie. Il savait, par contre, que l’Armée Rouge avait réquisitionné l’École Militaire Pol de Rembertow - l’équivalent de notre Saint-Cyr - située dans la proche banlieue de Varsovie. Là, se trouvaient hébergés et nourris les civils de toutes les nationalités déplacés ou déportés. Parmi eux, me dit-il, il y avait peut-être des Français et il conseilla donc de me rendre sur place, d’autant plus que des tramways desservaient très bien cette agglomération et que les militaires voyageaient gratuitement. Afin de faciliter un premier contact avec le Commandant des lieux, il me donna une lettre d’introduction à lui remettre. Il me promit également de s’occuper du sort de notre détachement bloqué à Wangrovitz et dont j’étais sans nouvelles. Après avoir passé la nuit dans le poste de garde et reçu des tickets de repas à prendre à la cantine de l’État Major, je me rendis à Rembertow par le tram, sans aucune difficulté.

 

LE 13 FÉVRIER A L’ÉCOLE MILITAIRE DE REMBERTOW

Le 13 février est la dernière date exacte que je suis en mesure de faire figurer dans ce récit car la feuille de papier sur laquelle j’avais noté les dates de mes pérégrinations a brusquement disparu à Rembertow. Quelqu’un, pressé par un besoin urgent, aurait-il donné à ce bout de papier une destination irrécupérable ? Quoi qu’il en soit, je m’efforcerai de dégager certaines dates en les reliant aux évènements qui vont suivre. En descendant du tram, dont l’arrêt se trouvait en face du porche d’entrée de l’École, j’aperçus un très bel immeuble au fond du parc tandis que je pénétrai dans le hall de cet établissement, je fus happé par une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, de toutes nationalités et de tous les milieux installés par terre et dans tous les recoins jusque dans les embrasures des fenêtres et ceci dans la plus grande saleté. Quant au parc, il était parsemé de détritus ; les sanitaires étant bouchés, personne n’avait pensé à faire creuser des feuillées. Par ailleurs, cette École militaire était dotée de magnifiques cuisines où, sans arrêt, nuit et jour, cuisait le millet pour faire la cacha qui était distribuée à toute heure, jour et nuit. L’équipe des cuisines était complètement débordée ainsi que l’encadrement, composé essentiellement de femmes-soldats russes, qui, malgré une évidente bonne volonté, manquaient totalement d’organisation. Comme on s’y attendrait, dans cette population hétéroclite, l’hygiène la plus élémentaire était d’autant plus absente que le gel avait fait éclater les tuyauteries des lavabos. C’est au milieu d’un tel chaos que je découvris un important groupe de prisonniers français et quelques officiers, libérés par les Russes et regroupés à Rembertow. Ils occupaient une partie des dortoirs où régnait une certaine discipline qui contrastait avec la pagaille générale. Je me présentai au Lieutenant russe, responsable de cet ensemble avec ma lettre de recommandation de l’Etat-Major polonais et fus très bien reçu. Mais, lorsque je lui annonçai qu’un détachement de quatre cents à quatre cent cinquante prisonniers français allait arriver à Rembertow, il leva les bras au ciel en s’exclamant : "Mais, où vais-je les loger ? Je n’ai déjà plus de place pour ceux qui y sont et je viens de recevoir trois cents militaires italiens et cinq généraux. Ils ne savent pas, ni moi non plus, si ces derniers venus sont toujours des alliés de l’Allemagne, donc nos prisonniers, ou s’ils sont, comme les Français, nos alliés. Dans tous les cas, puisque vous devez repasser à l’État Major, prenez avec vous le double de ma demande de relogement des civils dans l’usine désaffectée, proche d’ici, et où la place ne manque pas. Essayez de plaider là-bas ma cause". Sans perdre de temps, je suis donc reparti à Varsovie, à l’Etat-Major, où je pouvais coucher et manger et où je remis au Capitaine qui m’avait déjà reçu, le double de la lettre de Rembertow, en lui décrivant la situation qui régnait dans ces lieux. Je ne sais si ma démarche contribua à faire aboutir la requête du Lieutenant, mais quelques jours plus tard, une inspection des lieux par un colonel résulta par le déplacement de tous les civils hors de l’École. Avec l’arrivée de notre Détachement, bloqué à Wangrowitz, le nombre de prisonniers de guerre français doubla pratiquement et une organisation du type militaire, en sections et compagnies, fut mise sur pied. Du même coup, mes attributions d’assurer la liaison avec les autorités russes, de veiller au ravitaillement, de faire fonctionner mon équipe de cuisiniers à laquelle furent inclus deux spécialistes de la "CACHA", de faire distribuer les repas aux heures fixes dans les réfectoires, tant aux Français qu’au personnel russe, augmentèrent considérablement. Quant à mes relations avec le lieutenant russe, elles étaient excellentes. Restait cependant le problème des Italiens qui ne savaient toujours pas s’ils étaient prisonniers des Russes ou leurs alliés. Ils dépassaient un peu les trois cents, sans compter les cinq généraux. Les hommes de troupe logeaient au dernier étage alors que les cinq généraux étaient dans une grande pièce, proche de l’infirmerie. Leurs repas étaient apportés par un infirmier russe et, à cause de leur âge, ils avaient droit à un peu de lait. Nous évitions tout contact avec eux pour deux raisons :
 d’abord à cause du comportement innommable de leur Gouvernement en 1940 qui a déclaré la guerre à la France alors que la victoire était presque acquise par l’Allemagne, bien qu’un seul bataillon de nos Chasseurs Alpins ait stoppé l’avance de l’Armée italienne sur la Côte d’Azur ;
 l’autre raison, bien plus importante pour nous, était la crainte d’être amalgamés avec les Italiens et expédiés avec eux dans un camp ou dans un goulag en Sibérie. C’est pourquoi nous avions beaucoup insisté auprès du Lieutenant russe pour rester totalement séparés des Italiens sur la question du logement, du ravitaillement, des cuisines et des réfectoires. Nous pûmes finalement obtenir que ces derniers soient chargés du nettoyage du parc, car ils étaient arrivés bien avant nous à Rembertow et n’avaient rien fait pour maintenir l’environnement en état de propreté, ne serait-ce qu’en creusant des feuillées dans un coin retiré du parc. Ils firent donc cette corvée de très mauvais gré sous la surveillance des sentinelles russes.

 

LES CINQ GENERAUX ITALIENS

En allant à l’infirmerie pour me faire soigner le genou droit dont la décalcification me faisait souffrir depuis la longue marche de Pyritz à Varsovie, je m’arrêtai par curiosité devant la porte de la chambre où vivaient les Généraux Italiens. Je savais par l’infirmier qu’ils étaient convenablement logés, mais je tenais à les voir car j’avais en mémoire le mépris que reflétaient nos visages lorsque des Officiers Supérieurs Italiens étaient venus inspecter notre camp à Arnswalde. A la vue d’un officier français qui entrait dans leur chambre, après avoir frappé, les cinq Généraux eurent un instant d’hésitation. Peut-être se demandaient-ils s’ils devaient se lever pour accueillir cet officier français ou bien attendre que je me présente à eux. La politesse de part et d’autre ayant pris le dessus sur toutes autres considérations, les Généraux se levèrent et je me présentai. J’eus alors, devant moi, le spectacle de militaires riches en étoiles et en décorations, mais complètement démoralisés par l’incertitude dans laquelle ils se trouvaient. Je mis donc très vite un terme à cette visite inattendue avec un certain regret d’avoir manqué de courage de ne pas leur avoir dit ce que j’avais encore sur le cœur. D’autre part, je n’ai jamais su depuis ce que ces généraux étaient devenus.

 

NOTRE SEJOUR A REMBERTOW

Il me semble que notre séjour à Rembertow n’a guère dépassé un mois où notre vie s’est très rapidement organisée. En ce qui me concerne, mes nombreuses fonctions me laissaient fort peu de liberté ; ne serait-ce que pour aller boire un petit verre de vodka dans le bureau du Lieutenant. C’était un homme aimable bien que très renfermé sur lui-même. Dès le premier jour, je réalisai qu’il ne jouissait pas d’une très bonne santé, et, comme la plupart des Russes que j’ai rencontrés, son grand médicament était la vodka ! Son bureau lui servait en même temps de chambre à coucher où il aimait même prendre ses repas. J’éprouvai beaucoup de sympathie pour lui car c’était un homme qui essayait toujours de trouver une solution satisfaisante aux problèmes les plus délicats. Il avait particulièrement apprécié l’ordre et la discipline que nous avions fait régner après le départ des civils de l’École et dégustait avec plaisir la cuisine française que notre chef cuisinier faisait. C’est ainsi qu’une franche et efficace collaboration s’était établie entre le Commandement de l’École et nous-mêmes.

 

L’Inspection d’un Général russe

Un jour, vers 11 heures, un planton du Commandant de l’École accourut pour me prévenir qu’un général russe allait faire une tournée d’inspection et qu’il passerait aussi sans doute, en revue les cuisines. Effectivement, peu après, un officier russe dont la grande taille était encore surélevée par une grande "chapka" en fourrure, pénétrait dans les cuisines, précédé d’un sous-officier, mitraillette au poing. Immédiatement j’ordonnai un retentissant "à vos rangs, fixe" et tout le personnel se figea en un impeccable garde à vous. Notre Lieutenant me présenta au Général comme officier interprète, ce qui m’obligea de le suivre au cours de son inspection des locaux occupés par les Français et où régnait un ordre parfait. A mon retour aux cuisines pour assister à la distribution du repas de midi, j’eus la surprise de retrouver le sergent russe en train de déguster une tranche de viande accompagnée de millet, la mitraillette déposée sur la table à côté de lui. Je m’assis en face de lui et me fis apporter le même plat. Très vite, l’atmosphère s’était détendue, surtout lorsque le chef-cuisinier eut offert à notre invité un verre de vodka sur la provenance de laquelle je ne pouvais que fermer les yeux. Ce sous-officier devait avoir plus de cinquante ans et il me dit avoir été ouvrier dans un Sovkhos agricole, ce dont il ne semblait pas être satisfait. D’ailleurs, sur un ton de confidence et après avoir regardé autour de lui, il me dit que ses parents étaient des agriculteurs qui avaient une belle ferme, des vaches et des chevaux quand, un jour, l’État leur prit tout et les déporta en Sibérie. Puis, avec un profond soupir, il ajouta : "Oui, c’était le bon temps sous Nicolachka" - (Nicolachka était le diminutif affectueux de Nicolas, autrement dit du Tsar Nicolas II).

 

Quelques autres épisodes de notre séjour à Rembertow

Lorsque j’ai lu, en 1994, le livre de notre Camarade Louis FRANCIS, intitulé "JUSQU’A BERGEN", édité en 1947 chez Jean Vigneau, dans lequel est décrit l’enfer vécu par les officiers de notre Oflag qui n’ont pas pu s’évader de la colonne avant le franchissement de l’Oder par cette dernière, je n’ai pu que constater que mon évasion s’était déroulée dans de meilleures conditions malgré l’incertitude et les dangers courus. Par exemple, notre séjour à Rembertow n’avait rien de comparable avec les haltes d’étapes et l’absence de nourriture qu’ils ont vécues. Restés prisonniers des Allemands, ils ont dû supporter les vexations et l’insouciance de leurs geôliers. De notre côté, nous avons tout fait, jusqu’à un ordre de mission, pour être considérés par les Russes comme une unité militaire d’un pays allié. C’est pourquoi des sorties en ville nous étaient largement accordées. Elles étaient d’ailleurs peu nombreuses, et dans cette banlieue de Varsovie il n’y avait rien à voir. En outre, nous ne possédions ni roubles ni zlotys. Cependant, lors d’une de mes sorties, je croisai deux dames d’un certain âge qui, intriguées par mon uniforme, me demandèrent en un excellent français ce que je faisais à Rembertow. Elles me dirent que leur maris, officiers polonais, avaient été fait prisonniers par les Allemands en 1939 et que depuis l’avance de l’Armée Rouge elles étaient sans aucune nouvelle d’eux. Pour essayer de les réconforter, je leur racontai avec quelle chaleur nous avions reçu un important groupe d’officiers polonais qui, en 1942, nous avait remplacés à Gross-Born, tout en soulignant la dignité de leur comportement. Très simplement, elles m’invitèrent à prendre une tasse de thé chez elles en précisant que, dès l’entrée de l’Armée Rouge à Varsovie, leur maison avait été réquisitionnée et qu’avec leurs fils elles n’avaient droit qu’à une seule chambre et à l’usage de la cuisine et des toilettes, devenues communes à tous les résidents. J’étais très heureux de me rendre chez ces dames, car c’était la première fois depuis le 28 mai 1940, jour où j’ai été fait prisonnier, que j’allais me retrouver dans une atmosphère familiale. J’appris ainsi combien la vie en Pologne était difficile et combien les Polonais avaient été déçus par l’attitude de la France qui avait laissé en 1939 les mains libres à l’Allemagne pour vaincre la Pologne. Malgré cela, les Polonais étaient restés très attachés à notre pays. Au moment où je prenais congé de mes hôtes, l’un des garçons s’approcha de moi pour me demander pourquoi je portais sur ma vareuse une étoile rouge, la même que celle que portent les officiers supérieurs de l’Armée Rouge. Ceci m’obligea à raconter les circonstances dans lesquelles elle m’avait été donnée à Pyritz. Je ne suis pas sûr que mes explications aient entièrement satisfait les deux dames, mais, c’est à ce moment-là que je compris combien cette étoile m’avait aidé à me sortir des situations difficiles dans lesquelles je m’étais trouvé plusieurs fois. Il ne m’a pas été possible de revoir cette famille car j’ai été très occupé par les préparatifs de notre départ pour VILNO, capitale de l’ancienne Lithuanie, annexée par l’URSS.

 

Une soirée musicale à l’Ecole Militaire

J’avais remarqué que certains prisonniers français ne s’étaient pas séparés de leurs instruments de musique qu’ils avaient fait venir de France tandis qu’ils travaillaient dans des commandos, ce qui me donna l’idée de les réunir pour former un orchestre. Cette idée plut au Lieutenant qui mit la scène du théâtre de l’École à la dispsition de l’orchestre pour leurs répétitions. De son côté, l’encadrement russe renforça l’orchestre par une petite chorale et ainsi une agréable soirée musicale put être organisée. Quelques danses folkloriques allaient suivre lorsque la scène fut inondée par de l’eau provenant du dernier étage où se trouvaient logés les Italiens. Il fallut arrêter le spectacle et se mettre à la recherche des fuites qui semblaient avoir été provoquées par les Italiens qui n’avaient pas été invités à cette première et dernière manifestation musicale. En effet, à ce même moment, l’ordre de préparer notre embarquement pour VILNO était parvenu au Commandant de l’École.

 

ARRIVÉE ET SÉJOUR A VILNO

La décision subite de nous transférer à Vilno nous avait surpris et inquiétés. Nous nous attendions bien à quitter un jour Rembertow, mais en direction d’Odessa, tandis que Vilno nous en éloignait. Interrogé sur les motifs d’un tel déplacement, le Commandant de l’École me dit qu’il n’en avait pas été informé, mais que le trajet n’était pas long. Le moment venu, nous reçûmes deux rations journalières de vivres, puis, en bon ordre et au pas cadencé, nous nous rendîmes à la gare. Il est opportun de souligner que, pendant la traversée de la ville et à la gare, aucune sentinelle en armes ne nous accompagnait et qu’un wagon de 2ème classe était réservé aux officiers. Arrivés en gare de Vilno, nous fûmes accueillis par des officiers russes qui nous conduisirent dans un grand CENTRE HOSPITALIER MILITAIRE où se trouvaient déjà de nombreux prisonniers français, libérés par les Russes, parmi lesquels quelques officiers. Notre arrivée porta l’effectif des Français à environ sept cents hommes. Ce camp à destination sanitaire, où il n’y avait aucun malade, était suffisamment grand pour nous loger tous. Le Colonel IVANOFF commandait ce camp, assisté d’un Lieutenant-Colonel d’Aviation dont le nom commençait par la lettre "G" et avait une consonance étrangère que je ne parviens pas à me rappeler. Je me souviens qu’il portait une cage thoracique en métal à la suite de son atterrissage en parachute de son avion abattu par la D.C.A. allemande. Nous allons voir plus loin quel grand service cet officier russe nous rendit. Ces deux officiers supérieurs russes nous laissèrent le soin d’organiser notre nouvelle UNITÉ. Le noyau de Commandement était formé du Capitaine d’active GAUME et du Capitaine de Réserve LECOURT tandis que les Lieutenants, Aspirants et les Sous-Officiers devenaient Commandants de Compagnies et Chefs de Sections. Restant toujours le seul officier parlant le russe, je repris mes attributions précédentes, ce qui me rendait indépendant, tout en me rendant utile là où mes services étaient nécessaires. Comme la plupart des casernes, ce centre était entouré d’un mur d’environ trois mètres de haut, et, de part et d’autre de l’entrée était située une guérite avec une sentinelle. Cependant des permissions de sortie étaient assez facilement accordées y compris celles de courte durée. Et, malgré cela, la pratique de faire le mur la nuit était courante et une entente cordiale s’était établie entre les militaires français et russes dans le cadre de ces expéditions nocturnes. Il faut reconnaître que nos hommes n’abusaient pas de cette pratique car, arrêtés par la Police, ils étaient alors mis dans des cachots, et, pour les récupérer, il nous fallait obtenir un mot du Colonel Ivanoff.

 

QUELQUES SOUVENIRS DE VILNO

L’approvisionnement du Camp par l’Intendance Municipale était moins abondant et moins varié à Vilno qu’à Rembertow, ceci, sans doute parce que la Lituanie était encore sous le régime du rationnement. En conséquence, la denrée dominante était surtout le millet que mes cuisiniers essayaient d’accommoder le mieux possible pour rompre la monotonie des repas. Malgré ces efforts, des piaillements de moineaux accueillirent l’une de mes visites au réfectoire, sans aucun esprit de malice, comme cela se passait autrefois dans les collèges. Par contre, lorsque, avec l’aide du Colonel Aviateur, je pus obtenir la livraison de légumes et de riz, des applaudissements remplacèrent les chants d’oiseaux. Cet Officier Supérieur, qui était très bienveillant à notre égard, me confia combien il aimerait beaucoup connaître la France et qu’il serait très heureux de recevoir de ma part une invitation à cet effet lorsque la guerre serait finie. J’avais la ferme intention de lui donner satisfaction et j’aurais sûrement fait le nécessaire, le moment venu, sans la regrettable disparition de mon carnet de notes qui contenait son adresse. Un soir, autour d’une tasse de thé à laquelle il m’avait invité, je lui demandai combien de temps, à son avis, nous allions rester à Vilno, notre plus grand souhait étant de parvenir à Odessa d’où un bateau pourrait nous ramener en France. Ce à quoi il me répondit : "Tant que la guerre n’est pas terminée, je pense qu’il ne faut pas espérer aller à Odessa, mais, peut-être vous enverra-t-on à Arkhangelsk, au Nord de la Russie. C’est un grand port d’où nous parvient l’aide militaire des Alliés et d’où repartent à vide des bateaux américains et anglais qui pourraient éventuellement vous prendre à bord. Puis, au bout d’un instant de réflexion, il ajouta : "Dans quelques jours, j’irai sans doute en mission à mon siège à Moscou et, là, je tâcherai de savoir quelle destination sera donnée à votre groupe." Je m’empressai de faire part de cette conversation au Capitaine Gaume, car c’était une occasion exceptionnelle pour nous de faire connaitre au Général Catroux, Ambassadeur de France à Moscou, notre existence, de le prier d’en informer nos familles et de nous faire rapatrier. La visite du Colonel à notre Ambassadeur était d’autant plus nécessaire que nous risquions à tout moment d’être envoyés dans un camp de Sibérie. C’est pourquoi, sans perdre de temps, une lettre au Général fut rédigée à laquelle fut jointe la liste nominative de tous les Français de notre camp. Avec l’accord du Colonel Ivanoff, le Colonel Aviateur accepta de remettre ce pli à son destinataire. Nous mettions beaucoup d’espoir dans la réussite de cette démarche. En effet, le Colonel Aviateur était d’une part un grand blessé de guerre, et nous pensions aussi qu’il avait de solides attaches au Parti à Moscou. Par ailleurs, son contact avec l’Ambassadeur de France pourrait lui faciliter, le moment venu, l’obtention d’un visa pour aller en France.

 

La fête de l’Armée Rouge

Le départ pour Moscou de ce sympathique Aviateur précédait de quelques jours la grande fête de l’Armée Rouge. A cette occasion, le Colonel Ivanoff organisa un grand déjeuner auquel le Capitaine Gaume et moi-même furent invités ainsi que d’autres militaires russes. Malheureusement, ce matin-là, je fus retenu par une affaire désagréable, soulevée par un homme de troupe qui refusait d’obéir à son chef de chambrée qui lui avait ordonné de balayer le dortoir. J’étais justement officier de jour et voulais régler cet incident entre nous, car le Colonel Ivanoff était très attentif au respect de l’hygiène dans le casernement. N’ayant pas réussi à convaincre le récalcitrant qui prétendait qu’il n’avait pas à exécuter les ordres du Chef de Chambre, étant donné qu’en URSS il était chez lui en tant que membre du Parti Communiste Français, il se tourna alors vers moi et dit que ma place était réservée sur la plus haute branche d’un arbre. Je goûtai très peu une telle invitation et m’apercevant que j’allais être en retard au déjeuner du colonel, je répondis à ce militaire : "Puisque ici tu es chez toi, et que tu ne reconnais pas l’autorité des Français, va te plaindre aux tiens mais surtout ne viens pas me chercher après, sur mon arbre ! " J’arrivai donc avec un certain retard chez le Colonel Ivanoff, qui, sans me laisser le temps de lui présenter mes excuses, m’invita à rattraper les toasts déjà portés à la victorieuse Armée Rouge et au Maréchal Staline. Bien entendu, je m’exécutai immédiatement en avalant à jeun et, coup sur coup, deux verres à pied remplis de vodka qui mirent le feu à ma gorge et à mon estomac. Mais, je ne pouvais pas m’asseoir à table sans lever mon verre, rempli pour la troisième fois, à la santé du Général de Gaulle. Ce toast fut applaudi avec la même chaleur que les deux premiers. Hélas, ce troisième verre me fut fatal. Brusquement, je vis tout tourner autour de moi et m’affalai sans connaissance sur la chaise. Plusieurs heures après, je revins à moi, enveloppé dans une couverture, sur le divan, un linge humide sur le front. Le Colonel Ivanoff se rendit bien compte de sa part de responsabilité dans ma mésaventure et me pria de passer la soirée chez lui. Au cours du dîner, la conversation porta sur l’hospitalité du peuple russe et, à ce sujet, je lui racontai le geste à mon égard d’un jeune sergent russe dans le camion militaire qui nous transportait à Varsovie. Il m’avait offert le peu de pain et de saucisse qui lui restaient, sans rien se garder pour lui, alors qu’il avait aussi faim que moi. Je citai aussi le bon accueil que nous avaient réservé les unités russes qui montaient au front lorsque nous allions en direction de Varsovie. Profitant de la tournure que prenait la conversation, je fis part au Colonel de notre souci d’habiller correctement nos hommes dont beaucoup portaient de vieilles capotes et vareuses prélevées par les Allemands sur les surplus des pays conquis. Au bout de quelques instants de réflexion, le Colonel demanda au Capitaine Intendant qui se trouvait parmi les invités, si une telle requête pouvait être acceptée. Devant la réponse affirmative de l’Inten¬dant, le Colonel me pria de faire établir la liste des Français mal habillés, officiers et hommes de troupe. C’est ainsi qu’ont été prises les deux photographies,jointes à ce récit, d’un groupe de Français en uniforme russe sur lequel ont été cousus nos insignes de grade L’une des conséquences de cette transformation fut que le jour de leur-retour en France, le bruit s’était répandu que des détachements de l’Armée Soviétique avaient débarqué chez nous. Cependant nous ignorions encore tout de notre départ éventuel de Vilno et attendions avec impatience et anxiété le retour de Moscou du Colonel Aviateur. Et voilà qu’il revint plus vite que nous ne le pensions et, d’un air satisfait, nous annonça qu’il avait remis notre lettre et la liste directement au Général Catroux qui l’avait chaleureusement remercié. Par ailleurs, ses démarches auprès des Autorités Soviétiques donnèrent des résultats satisfaisants, puisque l’ordre de nous transporter à Odessa devait nous parvenir prochainement. Cette nouvelle fut rapidement confirmée puisque notre départ fut fixé au 9 mai. A cet effet, la formation d’un train de marchandises, comprenant un wagon de voyageurs fut prévue à la gare de Vilno, et, comme la durée du voyage ne pouvait pas être déterminée, car notre train devait emprunter des lignes secondaires au fur et à mesure des possibilités de leur utili¬sation, un wagon avec des cuisines roulantes, de l’armée polonaise, devait être accroché au milieu du train. Cette précaution était certes très louable, mais aurons-nous des vivres à faire cuire et du bois pour chauffer les roulantes ? C’est la question que je posai à notre protecteur que le colonel Ivanoff avait chargé d’organiser notre transfert. L’idée lui vint alors de faire une visite au camp des aviateurs américains, prisonniers des Allemands, que ces derniers avaient créé près de Vilno. Une bonne partie de ces aviateurs ayant été rapatriée par hélicoptères peut-être avaient-ils laissé des vivres dont nous pourrions profiter : Sans perdre de temps, notre protecteur décida d’aller avec un camion et moi-même voir s’il se trouvait encore des Américains dans ce camp. Notre voyage de reconnaissance ne fut pas vain, car les quelques Américains qui restaient au camp attendaient un hélicoptère pour partir, et, en nous tapant sur l’épaule en signe d’amitié, ils nous permirent d’enlever tout ce qui pouvait nous être utile. Il y avait des sacs de farine, du sucre en poudre, du cacao, des sacs de biscuits, du poisson salé et fumé, du sel, du thé, un peu de café, bref, tout ce que nous pouvions souhaiter. A côté de ces vivres se trouvait un stock de cuvettes, de brocs, de casseroles et de seaux émaillés qui me paraissaient tout à fait inutile Mais, le Colonel Aviateur fut de l’avis opposé. Il m’expliqua que tous ces ustensiles étaient très recherchés en URSS et que, depuis la guerre, ils étaient devenus introuvables. Ainsi donc, si notre train était stoppé sur une voie de garage, pour le faire repartir, il suffirait d’offrir au Chef de Gare un ou deux seaux émaillés. C’est à la lettre que je suivis ce conseil pendant notre voyage et la méthode préconisée s’avéra très efficace. C’est grâce au don d’un seau émaillé et d’une théière au Chef de Gare de Vilno que nous pûmes charger les vivres des Américains dans un wagorn qui fut accroché à celui des roulantes. Le 7 mai 1945, notre train était formé et attendait sur la voie de garage l’ordre de notre embarquement. La locomotive avec sa soute à charbon ainsi qu’un wagon servant d’habitation au mécanicien, à sa famille et à l’aide mécanicien, étaient accroches au train. En effet, pendant la guerre et, sans doute, en temps de paix, la locomotive et l’habitation du mécanicien étaient inséparables comme les frères siamois. C’était un procédé astucieux en vigueur en URSS pour tenir la locomotive constamment prête à rouler et en bon état. Cela explique pourquoi il était indispensable de gagner la confiance voire l’amitié du mécanicien, de qui dépendait souvent la progression plus ou moins rapide du train. Je commençai donc à faire une visite au mécanicien dans son wagon à bestiaux aménagé en habitation et où trônaient une sorte de poêle¬-cuisinière et un lavabo. Comme attendu, quelques ustensiles émaillés et la promesse de pourvoir à leur alimentation pendant le voyage, firent naître d’excellents rapports entre nous. Sur les conseils du mécanicien, je demandai au Colonel Aviateur de faire garder notre wagon par une sentinelle en armes pendant les nuits précédant notre départ prévu pour le 9 mai ainsi que l’autorisation d’embarquer la veille du départ mon équipe de cuisiniers afin d’organiser le bon fonctionnement des cuisines roulantes et leur approvisionnement en bois et en eau. Le Colonel Aviateur, ayant jugé ma présence nécessaire pour superviser le tout, m’autorisa à coucher la nuit du 9 mai dans le wagon à provisions avec mes cuisiniers. Nous ignorions alors, à notre échelon, que le 8 mai, toutes les radios et des haut-parleurs annonceraient la capitulation de l’Allemagne. Cette nouvelle surexcita toute la population qui manifesta sa joie de voir la fin du cauchemar par des feux d’artifice et des tirs de toutes les armes disponibles. Devant une telle exubérance dont nous ne connaissions pas les limites, nous nous sommes enfermés à l’intérieur de notre wagon et avons passé la nuit au milieu des sacs de farine qui, le cas échéant, pouvaient nous protéger contre des balles perdues. En repensant à ce voyage, fait sans aucune escorte russe, avec la seule feuille de route donnée à notre mécanicien, je n’ai jamais compris comment notre train a réussi à parvenir, sain et sauf jusqu’à Odessa. En effet, il empruntait de petites voies secondaires, peu fréquentées, s’arrêtait sur des voies de garage des petites gares où il attendait, parfois très longtemps, le feu vert du Chef de Gare pour poursuivre son trajet. C’est lors des interminables discussions avec les Chefs de Gare que les ustensiles émaillés constituaient les arguments décisifs. Toutefois, ces arrêts étaient indispensables car ils permettaient d’approvisionner la locomotive en charbon et en eau, d’envoyer nos corvées à la recherche de l’eau et du bois nécessaires pour nos cuisines, de procéder à la distribution de repas chauds et de satisfaire les besoins personnels des voyageurs. D’ailleurs, notre train ne roulait qu’à vitesse réduite et sur les voies libres tant que notre train y était. Ce système permettait à notre mécanicien de s’arrêter à son gré, sans aucun danger, même en rase campagne, à notre demande. Parmi de semblables arrêts, je ne puis m’empêcher de citer celui que notre train fit, en pleine forêt des MARAIS DE PINSK, en BIELORUSSIE, au milieu d’une foule de paysans, de part et d’autre de la voie. Ceux-ci portaient de longues tuniques de couleur grise et des chaussures tressées en lanières d’écorce d’arbre ; sans doute de bouleau, et qui montaient à mi-mollets. La plupart des hommes avaient de longues barbes, alors que les femmes portaient des foulards blancs ou multicolores sur la tête. Ces paysans avaient, sans doute, l’habitude de l’arrêt des trains à cet endroit où un véritable marché de troc s’était implanté. Là, des poules, des lapins, des œufs, des fruits s’échangeaient contre des chaussettes, des vêtements, du linge, des chaussures et autres objets de première nécessité. C’est ainsi qu’un poulet s’échangeait contre une chaussette et, je pense, qu’un bracelet-montre se serait échangé contre un mouton. Quoiqu’il en soit, nos hommes firent là de bonnes affaires qui améliorèrent leur ordinaire. A un autre arrêt prolongé dans une gare, un soldat français vint nous informer que dans un camp, proche de Kiev, il y avait des prisonniers de guerre français sévèrement gardés par des sentinelles russes. Nous l’avons pris avec nous afin qu’il puisse prévenir la Mission Militaire Française à Odessa, si toutefois il en existait une là-bas. Finalement, il nous fallut cinq jours pour parvenir à Odessa où notre train s’arrêta au Camp de Transit n°138, le 15 mai 1945.

 

SEJOUR A ODESSA DU 15 MAI AU 5 JUIN 1945

Ce Camp de Transit, qui était commandé par le Lieutenant-Colonel STOEV, était installé dans un ancien sanatorium, en bon état, au bord de la Mer Noire, l’extrémité du Boulevard des Français qui desservait ce qui restait du quartier résidentiel d’Odessa. Le climat d’Odessa ressemblait beaucoup à celui de notre Côte d’ Azur. Le temps était superbe, les lilas étaient en fleurs et les rossignols chantaient dans les haies. Notre détachement, qui approchait huit cents hommes, était installé dans le quartier où, pour le moment, il n’y avait que des militaires français, anciens prisonniers de guerre, évadés ou libérés par l’Armée Rouge. C’est là que nous fûmes accueillis par deux officiers de l’Inten¬dance Russe qui me demandèrent de livrer au Camp le reliquat des vivres que les Américains de Vilno nous avaient donnés. Débarrassé du souci du ravitaillement, je n’ai conservé que mes fonctions de relations avec les Russes que j’exerçais dans l’euphorie générale, née de la proximité de notre rapatriement. En outre, les Français arrivés avant nous dans ce camp, nous avaient dit qu’ils avaient été conduits deux fois à l’Opéra. Quant à nous, à plusieurs reprises, les chœurs de l’Armée Rouge et son orchestre s’étaient produits dans la cour du quartier et nous avons pu, également, admirer leurs danses. De même, la proximité de la plage, où nous pouvions aller, contribue à créer une ambiance agréable, mais, partout il était interdit aux civils russes de parler aux étrangers, sous peine de sanctions sévères. Voici ce qui arriva à l’un de mes camarades qui, en se promenant sur la plage, avait lié conversation avec une jeune fille russe qui parlait français et qui préparait un examen pour obtenir le titre de professeur. Tout en marchant avec elle sur la plage, il sentait qu’elle était très nerveuse et jetait des coups d’œil à droite et à gauche, comme si elle craignait d’être épiée. Aussi, cette promenade fut-elle de courte durée ; néanmoins elle avait promis de lui montrer le lendemain, sur la plage, le livre de français qu’elle utilisait. Très fier d’une telle rencontre, mon camarade se précipita le lendemain sur la plage où, après une longue attente, personne ne vint au rendez-vous. Par une indiscrétion, sans doute voulue, j’appris qu’il s’agissait de la fille d’un officier soviétique et qu’elle avait été envoyée dans une institution de redressement pour avoir transgressé les directives de Staline interdisant aux Soviétiques tout contact avec les étrangers. Très certainement, une photo de sa promenade avait été prise par un agent du NKVD. Comme à Vilno, j’assurai à Odessa la liaison avec les Autorités Soviétiques alors que la Mission Militaire Française à Odessa veillait sur les intérêts des Français en transit. Pour pouvoir exercer mes fonctions, j’obtins du Lieutenant-Colonel Stoev l’autorisation ci-jointe, de me rendre tous les jours en ville de dix heures à vingt-deux heures, ce qui me permit de visiter la ville d’autant plus facilement que les militaires étrangers voyageaient gratuitement dans les tramways et qu’un arrêt de ces derniers se trouvait devant le portail du sanatorium. Mes sorties en ville me permettaient de glaner des renseignements que pouvait me fournir la Mission Militaire Française concernant notre rapatriement et que je rapportais fidèlement à mes camarades. Un évènement, cependant, vint assombrir notre séjour.

 

LES "MALGRÉ-NOUS" ALSACIENS

Un jour, nous eûmes la surprise de voir arriver un train à la station de notre Camp, d’où descendirent des soldats allemands. Aussitôt nous pensâmes que l’introduction d’Allemands parmi nous pourrait se terminer par notre transfert avec eux dans un goulag sibérien. Mais, lorsque ces "Allemands" nous dirent en français avec un fort accent alsacien qu’ils faisaient partie des "MALGRÉ-NOUS", mobilisés par la force et contre leur gré, des applaudissements jaillirent de nos rangs, au grand étonnement des Soviétiques. Je m’empressai alors d’expliquer au Colonel Stoev dans quelle situation se trouvaient ces jeunes Alsaciens et la priai d’intervenir en leur faveur, mais il répondit que tout ordre venant de Moscou devait être immédiatement exécuté. C’est en chantant la Marseillaise, et sans doute, les larmes aux yeux qu’ils remontèrent dans le train.

 

DÉPART D’ODESSA POUR MARSEILLE

Étant à Odessa dans un camp de transit, nous savions que nous n’allions pas nous éterniser au bord de la mer Noire, mais nous ignorions quand nous allions quitter ce camp et comment allait se faire notre rapatriement. La réponse à ces questions nous parvint plus vite que prévu. En effet, alors que je me trouvais à la Mission Militaire, une lettre de l’Ambassade de France annonça l’arrivée prochaine à Odessa du Cargo anglais le "MANOWA", aménagé en transporteur de troupes, venant de Marseille avec un contingent de prisonniers soviétiques, libérés par les Alliés. En principe, il était prévu qu’il ramènerait d’Odessa des Français, des Belges et des Luxembourgeois. Je me dépêchai donc d’annoncer cette bonne nouvelle au Camp, en précisant cependant, qu’il fallait en attendre la confirmation. Dans tous les cas, elle fut accueillie avec un grand soulagement, mais aussi avec une certaine inquiétude, car rien n’avait transpiré quant au contenu de la liste des partants, en cours d’établissement par la Mission Militaire Française avec la participation du NKVD. Comme d’habitude, dans la matinée du 3 juin 1945, je me rendis à la Mission Militaire où me fut remise la note de service n°248 PDR, signée par le Commandant de la Mission et approuvée par l’Ambassade de France, me désignant comme Chef de Détachement des rapatriés français, belges et luxembourgeois, sur le bateau "Manowa", jusqu’à son arrivée à Marseille, et pour les Français, éventuellement au-delà. Je disposais donc de très peu de temps pour boucler mon sac marin, pour me présenter aux autorités du bateau et pour assister à l’embarquement aux côtés du Commandant de la Mission et de l’Agent du NKVD, qui se tenaient au pied de la passerelle du cargo. Sur le bateau, il y avait deux Autorités : celle du Capitaine au Long Cours, seul maître à bord, et celle du Colonel anglais et de son Adjoint, responsables de la discipline, du logement et du ravitaillement des rapatriés transportés. En conséquence, mes contacts devaient se limiter au Colonel et à son Adjoint. Ce dernier était très aimable et me mit très vite au courant de la répartition des cales-dortoirs entre les Français, les Belges et les Luxembourgeois, ainsi que des exigences, voire des manies, du Colonel qui s’estimait rabaissé de transporter des passagers venus de tous les horizons, alors qu’il avait habituellement en charge des unités militaires. Après en avoir terminé avec le Capitaine anglais, je descendis du bateau pour aller chercher mes affaires laissées au Camp et pour prendre congé de mes deux camarades de chambre, le Capitaine Gaume et le Lieutenant Gérard. Puis, mon sac sur l’épaule, je revins près du bateau pour remplacer le Commandant de la mission auprès de l’Agent du NKVD qui exerçait un contrôle de plus en plus attentif sur les rapatriés depuis les incidents du précédent embarquement. En effet, certains prisonniers de guerre français avaient été affectés à des commandos qui travaillaient dans des fermes à côté de femmes russes, déportées par les Allemands. Des liens sentimentaux étaient nés de cette collaboration allant jusqu’à des projets de mariage, une fois la guerre terminée. C’est pourquoi les futurs maris avaient essayé de faire monter à bord leur compagne russe, ce qui était interdit à l’époque sta¬linienne. A cet effet, ils avaient inventé de transporter leurs concubines sur leurs épaules, cachées dans des sacs marins, censés contenir leurs effets. Malheureusement, ce stratagème fut rapidement découvert et s’est terminé tragiquement. Apparemment, l’Agent du NKVD avait dû recevoir des directives sévères quant à la surveillance des embarquements. Tard dans la nuit, le dernier des rapatriés monta sur le bateau et, en tant que Chef du Détachement, il m’appartenait de quitter, en serre file, le quai d’Odessa. Après avoir remercié le Commandant de la Mission Militaire pour tout ce qu’il avait fait afin d’accélérer notre rapatriement, et avoir serré la main du Policier, je m’avançai vers la passerelle, lorsque ce dernier fit remarquer que je ne figurais pas sur la liste des partants et que de ce fait, il ne pouvait pas me laisser quitter Odessa. En entendant cela, j’eus des sueurs froides dans le dos, ne comprenant pas ce qui avait bien pu se passer. C’est alors que le Lieutenant Baillard expliqua au Russe que ma nomination comme Chef du Détachement des rapatriés n’était parvenue à la Mission, avec l’approbation de l’Ambassade de France, qu’à la dernière minute, et qu’il n’avait pas eu le temps d’ajouter mon nom sur la liste. Ce n’est qu’après avoir complété la liste et montré au Policier la Note de Service, que l’accord pour mon embarquement fut obtenu. Ces quelques minutes de discussion me parurent une éternité, interrompue par le souhait amical de bonne traversée, exprimé par le Commandant de la Mission et une poignée de main du Policier soviétique. Je n’oublierai jamais la sensation de sécurité et de liberté que j’ai ressentie en pénétrant dans le bateau sur lequel flottait le drapeau de Grande Bretagne.

 

LA TRAVERSEE DE LA MER NOIRE ET DE LA MEDITERRANEE

Après tant d’émotions, je m’empressai de déposer mon sac dans la cabine qui m’était destinée et de descendre au carré des officiers pour me restaurer. Là, j’eus la chance de rencontrer le Capitaine anglais, Adjoint au Colonel, qui me mit au courant du programme des activités prévues pour le lendemain. Un peu désorienté par les fonctions non définies que j’avais été appelé à exerces— à la tête d’un détachement aussi hétéroclite, je commençai par m’entourer d’un Bureau pour me seconder et de tenir une réunion d’information et de conseils avec les représentants de chacun des trois groupes de rapatriés : Belges, Luxembourgeois et Français. Les plus nombreux et les plus disciplinés étaient les Français qui avaient fait route avec moi depuis Pyritz, en Poméranie, ce qui créa une véritable solidarité entre les cadres et les hommes de troupe. Comme prévu, le Colonel me fit savoir qu’à 14 heures il visiterait les cales-dortoirs, en ma compagnie. Il ne me restait donc juste que la matinée pour repérer où se trouvaient les cales et pour préparer cette inspection. Malheureusement à l’exception du groupe français, organisé militairement depuis Varsovie, mes premiers contacts avec les Belges et les Luxembourgeois et mes conseils, quant à la tenue et au rangement intérieur, n’avaient pas été suivis. Aussi, le Colonel ne s’attarda pas dans ces deux premières cales et se consola en me disant : "J’espère que la prochaine fois cela ira mieux." Mais, lorsque nous parvînmes aux cales occupées par le Détachement français, c’est par un retentissant "A VOS RANGS, FIXE, ET UN CLAQUEMENT DES TALONS" que le Colonel fut reçu. Le local était très propre, les lits faits au carré, et les tenues étaient très acceptables. Même en prolongeant son inspection jusqu’aux toilettes, le Colonel ne trouva aucun reproche à faire. Comme le veut le Règlement, à sa sortie, le Colonel fut salué par un "GARDE A VOUS". A la fin de cette longue visite, je ne pus m’empêcher de lui dire "Mon Colonel, ça, c’est l’Armée Française ! " Sa réponse fut brève, mais significative : "VERY WELL !" La parie la plus tourmentée de notre voyage fut la première nuit de la traversée de la Mer Noire, pendant laquelle s’est déclanchée une véritable tempête, faisant craindre la rencontre de mines flottantes, dont l’une d’elles passa tout près de notre bateau. Par contre, à partir du Bosphore, le beau temps nous accompagna jusqu’à Marseille. Très vite, la vie à bord s’organisa, et dès que j’avais du temps libre, j’allais m’installer sur le pont supérieur pour admirer les paysages qui défilaient sous nos yeux. C’est dans ces circonstances que j’ai fait la connaissance de personnalités très intéressantes, telles que le Bourgmestre de Rotterdam qui avait été déporté par les allemands et d’un officier supérieur Belge qui s’est évadé d’un camp de prisonniers de guerre. Ils ont accepté de bonne grâce de s’occuper des hommes et des femmes de leur nationalité et m’ont grandement facilité la tache. De même, une heureuse initiative, prise à bord, par les Autorités anglaises, mérite d’être signalée. Comme nous vivions, depuis des années, enfermés dans des camps, nous étions habitués à survivre grâce aux colis familiaux, et, de ce fait nous avions perdu l’usage du mot "achat". D’ailleurs, dans nos camps, les boutiques n’existaient pas. Sans doute, pour nous préparer à la vie normale à laquelle nous allions être confrontés, un magasin fut ouvert sur notre bateau et, un très modeste don de livres sterling fut remis à chaque rapatrié. Dès que l’ouverture de cette boutique fut connue, elle fut pratiquement prise d’assaut, chacun voulant acquérir quelque chose d’indispensable dont, depuis des années, il avait été privé. Ce fut un véritable plaisir de pouvoir choisir librement, même une bricole et de l’acheter. En approchant de Marseille, dans l’après-midi du 10 juin 1945, une intense émotion s’empara de nous tous à la vue de la statue de Notre Dame de la Garde qui domine la ville, et, beaucoup, parmi nous, firent le signe de la croix pour remercier la Sainte Vierge. Le débarquement se fit en bon ordre, mais je ne trouvai que très difficilement le service habilité à recevoir le compte-rendu de l’exécution de ma mission. Bien entendu, je ne manquai pas de prendre congé du Colonel anglais qui, en me serrant amicalement la main, me remit une attestation que, malgré des recherches en cours dans mes modestes archives, je ne suis pas encore parvenu à retrouver. Cependant, si mes recherches s’avèrent fructueuses, ce document sera joint à mon récit. Dans le cas contraire, l’opinion que le Colonel anglais a exprimée sur mon Détachement devait être très élogieuse dans, son esprit, puisqu’il m’avait dit que la discipline et le comportement à bord du Détachement ne pouvaient être comparés qu’à ceux d’une unité anglaise. Finalement j’ai retrouvé ce précieux document, écrit de la main du Colonel W.J.PLANT et reproduit à la page 27 de ce récit.