L’ATTAQUE RUSSE AUX PORTES DE PYRITZ, LE 31-01-1945 
      Heureusement pour nous, le domaine où je m’étais réfugié se trouvait au   nord-est de la banlieue de Pyritz, 
      ce qui nous a évités de nous trouver au   milieu de la bataille de chars et sous le feu des canons russes. 
      Pendant deux   jours nous sommes restés terrés dans notre baraque dont un mur s’était effondré,   touché 
      par un obus. La fente ainsi crée, nous a permis de suivre ce qui se   passait à l’extérieur et notamment dans l’allée qui conduisait au domaine.   Ainsi, nous avons pu observer que les Allemands se repliaient peu à peu et que   nous devions donc nous préparer au premier contact avec les Russes qui avaient   la gâchette facile. C’est à ce stade que ma connaissance du russe devait jouer   son rôle. D’abord, j’ai rédigé en français et traduit en russe, 
      un ordre de   mission prescrivant à notre détachement de se rendre à Varsovie pour se mettre à   la disposition 
      de l’Ambassade de France. Pour donner plus d’authenticité à ce   document, une sorte de cachet avait été fabriqué à partir d’une pomme de terre   par un homme du commando qui s’est avéré un excellent graveur. Quant au tampon,   il avait été prélevé sur le bureau du Régisseur en fuite. Ce cachet avait une   forme rectangulaire sur laquelle on lisait "Ambassade de France". En même temps,   un drapeau tricolore a été confectionné à partir de vêtements de couleur bleue   et rouge trouvés dans les placards. Le plus risqué pour nous était de sortir de   notre refuge au moment de l’approche des Russes, car la fente de notre mur nous   a permis d’entre voir qu’ils tiraient sur tout ce qui bougeait. Ils pouvaient   même nous prendre pour des garde-frontières allemands dont l’uniforme était kaki   comme le nôtre. Aussi, après mûre réflexion, avons-nous décidé 
      de nous tenir   devant la maison dès le matin, le drapeau déployé. Dès que nous apercevrions les   Russes, 
      je commanderai un fort "GARDE A VOUS" et me porterai à leur rencontre,   la main au calot. Un tel scénario pouvait réussir comme il pouvait échouer,   seule la Providence savait. Nous n’avons pas eu longtemps à attendre car une   patrouille russe n’a pas tardé à apparaître dans l’allée qui conduisait au   domaine. 
      Elle progressait avec précaution derrière son chef de part et d’autre   du chemin, mitraillettes prêtes à tirer. 
      Aussitôt, le drapeau fut agité et,   après avoir commandé le garde-à-vous, je me suis avancé vers la patrouille, 
      la   main au calot, comme prévu. Sur un ordre de son chef, la patrouille s’est   arrêtée, braquant sur nous leurs mitraillettes ; un réel étonnement pouvait se   lire sur les visages à faciès asiatique de ces hommes commandés par un officier   aux traits fins, habillé d’une capote de fourrure et coiffé d’un chapeau cosaque   (papakha) 
      e
      n fourrure grise avec une étoile rouge en guise de cocarde. C’est là   que, prenant mon courage et mon audace 
      à deux mains, je me suis présenté à cet   officier en ces termes, en langue russe : "Je suis officier de l’armée française   et je commande ce détachement qui doit se rendre à Varsovie, à l’Ambassade de   France". 
      En me rendant le salut militaire, légèrement différent du nôtre, et   sans marquer le moindre étonnement 
      de m’entendre parler russe, il me demanda : "   A quelle armée française appartenez-vous ? "A l’armée du Général de Gaulle", fut   ma réponse. Ce nom provoqua chez cet officier un réflexe auquel je ne   m’attendais pas. "De Gaulle, a-t-il répété, mais il a été à Moscou rendre visite   au Maréchal Staline ! " Alors, d’un geste rapide, 
      il décrocha l’étoile rouge de   sa chapka et me l’épingla sur la poitrine tout en me souhaitant bonne route. 
      Après un échange de saluts, il passa avec sa patrouille devant le commando au   garde-à-vous, et saluant notre drapeau, il poursuivit sa mission de nettoyage du   secteur. Je dois avouer que cette étoile nous a beaucoup aidés à nous tirer de   situations périlleuses. J’ai appris beaucoup plus tard que c’était, à l’époque,   le signe distinctif 
      des Commissaires Politiques de l’armée Rouge. C’est dans ces   conditions étonnantes et inespérées que nous avons pu entreprendre notre marche   en direction de Varsovie le 5 février 1945. Il reste à comprendre pourquoi,   lorsque nous traversions la zone proche du front, aucune autorité russe à qui je   demandais du ravitaillement pour notre détachement ou un logement, ne m’a jamais   demandé de produire soit un ordre de mission 
      ou tout autre document. A mon idée   c’est parce que je me présentais comme le Commandant d’un détachement français,   mis à la disposition de l’Ambassade de France à Varsovie. Ils devaient sans   doute penser que notre détachement, comme l’escadrille NORMANDIE-NIEMEN,   combattait avec l’Armée Rouge. 
      C’est à cette conclusion que je suis parvenu en   1994. 
        
      NOS PERIGRINATIONS DE PYRITZ A ODESSA PAR LA POLOGNE, 
      LA LITUANIE ET L’URSS DU 5 FEVRIER 1945 AU 5 JUIN 1945 
      Les conditions inespérées de notre libération, le comportement inattendu du   jeune officier russe et notre crainte d’une rencontre moins réussie avec des   Russes nous ont incités à quitter le plus rapidement possible Pyritz, 
      ce qui fut   fait sur le champ. Les meilleurs chevaux de la ferme furent attelés à deux   charrettes chargées de vivres, d’avoine et de bottes de foin et j’ai réservé   pour moi le petit cabriolet du hobereau comme tête de convoi. 
Sur le siège du   cocher, j’ai placé un de nos hommes et je n’ai pas manqué de saluer les   officiers russes 
qui répondaient avec le sourire à mon salut. Je ne dois pas   oublier de dire qu’avant de partir nous avons libéré tous les animaux de la   ferme, car il n’y avait personne pour les nourrir. La conscience tranquille,   notre convoi, où personne n’avait de carte de la région, prit le premier chemin   qui allait vers l’Est et très rapidement nous fûmes rejoints par d’autres   Français rencontrés sur la route qui, individuellement ou en groupe, se   dépêchaient de quitter le territoire allemand et de rejoindre l’URSS afin d’être   rapatriés. Ils paraissaient heureux et surpris de voir un détachement commandé   par un officier et se sentaient instinctivement plus en sécurité. 
Ils me dirent   que quelques prisonniers isolés avaient été tués par les chars russes qui les   prenaient pour 
des "volksturm". Dans l’après-midi, nous rencontrâmes le   Capitaine Gaume, également évadé de l’Oflag, 
alors que nous approchions d’un   hameau nommé LETYN. Comme cet officier était capitaine et moi lieutenant, il lui   appartenait de prendre le commandement du convoi, mais il me demanda de   continuer à assurer 
tous les contacts extérieurs et, bien entendu, le   ravitaillement. Il trouva aussi très astucieux l’ordre de mission rédigé à   Pyritz. J’ai ainsi secondé Gaume jusqu’à notre arrivée à Odessa, c’est-à dire   pendant trois mois et demi. 
Ensuite, je l’ai laissé à Odessa à la suite de ma   désignation par l’Ambassade de France et la Mission militaire comme chef d’un   détachement qui, le 6 juin I945,a été rapatrié sur Marseille. Par la suite, je   n’ai jamais pu retrouver en France ce camarade. Cette digression faite, revenons   à notre marche vers l’Est. Nous passâmes notre première nuit dans la grange   d’une ferme abandonnée par ses habitants, proche du hameau de DIKO 
où se   trouvait un soldat polonais qui rejoignait son unité au front. Il nous a donné   des renseignements sur la route à suivre pour nous rapprocher de Varsovie. 
        
      LE 6 FEVRIER 1945 
Nous poursuivons notre marche vers BERLINCHEN et TANKO. Nous croisons une   unité de cavalerie cosaque qui monte au front. Elle est suivie de véhicules   surchargés, tirés par des chevaux en piteux état. 
  Le chef de ces Cosaques nous   arrête et me dit : "Vous n’allez pas au front mais vers l’arrière et vos chevaux   sont en très bon état. Les nôtres sont très fatigués car nous faisons de très   longues étapes avec peu de repos. 
  Vous allez donc nous donner vos chevaux en   échange des nôtres". Il m’était difficile de refuser une telle offre 
  car les   Cosaques pouvaient non seulement s’emparer de nos chevaux, mais aussi de nos   charrettes et de leur contenu. En trinquant avec cet officier, j’ai appris que   leur état-major cantonnait à BUSSO et qu’il nous serait possible de faire une   halte pour la nuit à FALKENSTEIN. Mais, nous n’avons pas eu besoin d’aller   jusqu’à Falkenstein, car à Busso j’ai obtenu de l’Etat-Major, non seulement   l’attribution de boules de pain pour nos besoins mais également l’autorisation   de passer la nuit dans une grande maison et de nourrir nos chevaux. 
  Le   chargement du ravitaillement promis effectué, nous reprîmes notre progression en   direction de Falkenstein et de Friedberg ; mais, auparavant, nous décidâmes que   seuls les malades ou les éclopés seraient admis 
  sur les charrettes car un nombre   de plus en plus grand de Français se joignait à nos rangs. 
  De mon côté, mon   genou décalcifié me faisait cruellement souffrir. Heureusement que, de temps en   temps, 
  il m’était possible de m’asseoir dans la calèche. 
  
      LE SAUVETAGE DU LIEUTENANT GERARD 
      LE 7 FEVRIER 1945 
      C’est entre Falkenstein et Friedberg qu’une colonne de prisonniers allemands,   marchant à vive allure et fortement encadrée commença à nous doubler. Tout à   coup, au milieu des Allemands, j’aperçus un uniforme français. C’était Georges   Gérard, lieutenant du 27ème RI et de surcroît du même bataillon que moi. 
      Il   s’était évadé en quittant la colonne pendant la première nuit, après notre   départ d’Arnswalde. 
      Ne parlant pas le russe, il avait dû être pris pour un   Allemand et donc intégré dans la colonne des prisonniers allemands qu’un   sous-officier russe conduisait vers l’arrière. Il fallut de longues explications   pour faire comprendre à ce gradé que Gérard était un officier français qui   s’était battu contre les Allemands pour aider 
      les Russes. Ce gradé enfin accepta   que Gérard nous rejoigne, mais exigea que notre colonne suive la sienne, 
      ce que   je ne pouvais refuser. Nous nous pliâmes donc à cette exigence tout en restant à   une distance raisonnable des prisonniers allemands et sans encadrement. C’est   ainsi que nous arrivâmes à VENDAMM pour y passer 
      la nuit. Là, nous nous   installâmes dans une grange à foin, éloignée de la ferme où étaient parqués les   Allemands dont l’escorte avait découvert une distillerie dans le village. Le   résultat de cette trouvaille fut de créer 
      une profonde euphorie chez les Russes,   suivie d’un sommeil également profond. Sans perdre de temps, 
      nous en avons   profité pour nourrir nos chevaux et, la nuit venue, pour quitter en catimini   cette grange. 
      Le clair de lune aidant, nous avons trouvé un chemin en direction   de l’Est que nous avons emprunté au pas gymnastique tant était notre crainte   d’être rattrapés et de voir se terminer notre évasion dans un Goulag 
      en Sibérie.   Cette fois encore, la chance fut de notre côté. Toute la nuit nous marchâmes et   de bon matin nous avions traversé DRIESEN, et ensuite le pont de MUDE. Le 8   FÉVRIER 1945, nous pénétrâmes dans une épaisse forêt de chênes à la lisière de   laquelle nous trouvâmes deux autres évadés de l’Oflag : les lieutenants Guyot 
      et   Verges. C’est en pénétrant dans cette forêt que notre convoi fut stoppé par une   barrière dressée au milieu 
      du chemin et gardée par des soldats russes en armes   au faciès asiatique. Je savais que pendant la guerre 
      de 1914-18, l’Armée   Impériale Russe avait appelé sous les drapeaux des populations asiatiques et   formé avec elles plusieurs divisions qui prirent le nom de "Divisions Sauvages".   En langue russe, ce qualificatif n’avait rien de péjoratif et signifiait   seulement que ces troupes étaient exceptionnellement courageuses et ne   craignaient pas la mort. C’est à ce genre d’homme que j’eus à faire et qui, de   surcroît sentait fort la vodka. 
      Je remarquai aussi son regard braqué sur mon   poignet gauche où apparaissait mon bracelet-montre que j’avais oublié d’enlever   par précaution. Alors que je lui expliquai qui nous étions et où nous allions,   il saisit mon poignet et braquant sa mitraillette sur moi, il me dit :   "Suis-moi, je dois vérifier tes papiers" et sur ce, 
      il se dirigea vers   l’intérieur du bois. Je compris aussitôt à quoi cette vérification pouvait   aboutir, 
      et en apercevant sur ses épaulettes deux barrettes blanches, l’idée me   vint de l’appeler "Mon Capitaine" 
      tout en murmurant instinctivement "Sainte   Vierge, protégez moi ! ". Un grand éclat de rire fut la réponse 
      de l’Asiatique   qui s’écria : "Moi, Capitaine !... avec ma gueule !.. je ne suis que caporal !"   Il saisit alors son quart, accroché à sa ceinture, avoisinant deux grenades, et   le remplit d’un liquide qui sentait plus l’alcool à brûler 
      que la vodka, en   avala la moitié et me tendit le reste à boire à la santé du Maréchal Staline. 
      Je   dois dire que bien que ce genre de toast ait été à la santé de Staline, il n’a   pas été apprécié par mon estomac qu’il a mis en feu mais qui a permis à notre   convoi de poursuivre sa route vers ALTKREUZ où, m’avait-on dit, 
      se trouvait le   P.C. d’une division de Chars. Je ne sais si mes camarades ont réalisé   l’intensité de l’émotion 
      que j’ai vécue et quel soupir de soulagement j’ai   poussé en voyant la barrière s’ouvrir devant nous. 
      C’est alors que je me suis   fait la promesse d’aller à Lourdes remercier la Vierge, dès mon retour en   France. Espérant pouvoir avancer plus loin, c’est aux démarches à faire à   ALTKREUZ qu’il me fallait songer car cette agglomération était le lieu de   stationnement d’un régiment de chars au milieu desquels il nous fallut louvoyer   avant de trouver un coin favorable pour caser notre convoi. Comme de coutume, je   me mis à chercher le P.C. du colonel pour me présenter à lui, quand, en cours de   route, je remarquais que les chars étaient en parfait état et que les uniformes   noirs des officiers et des hommes étaient parfaitement bien coupés. Ma vareuse   et le calot ont attiré la curiosité des militaires rencontrés sur mon chemin et   qui semblaient se demander s’il fallait répondre à mon salut. Lorsqu’enfin je   pus joindre le Colonel, il se mettait à table avec ses officiers dans 
      une grande   cuisine où il faisait très chaud. Il me reçut avec une certaine surprise, mais   cependant admit sans difficulté notre mission de nous mettre à la disposition de   l’Ambassade de France à Varsovie, tant et si bien, 
      qu’il ordonna à son officier   d’intendance de faire pour le mieux, dans la mesure du possible, pour nous   ravitailler en pommes de terre et en pain. Ceci fait, je pris congé avant qu’il   ne songe à m’offrir un verre 
      de vodka car il me restait encore le souvenir   cuisant de l’alcool bu dans la forêt. Le 9 février 1945, nous quittâmes Altkreuz   sans encombres, après avoir remercié le Colonel pour son aimable accueil et pour   le ravitaillement qu’il avait bien voulu nous accorder. Notre prochaine étape   vers Varsovie était VILEHN où nous eûmes la surprise de trouver une gare en   pleine activité avec des trains chargés de troupes, qui rejoignaient la zone des   combats. Les soldats, soutenus par la vodka menaient grand tapage et tiraient en   l’air. 
      Dans cette gare nous trouvâmes tout un groupe de Français libérés par   l’Armée Rouge et quelques officiers évadés parmi lesquels j’ai pu déchiffrer sur   ma feuille de notes, jaunie et presque illisible, les noms de Verges, Leleu,   Martoni, Léridon et Weil (sous toutes réserves). Après mon contact avec   l’officier soviétique qui contrôlait la gare j’appris que, vu l’urgence, il   avait décidé de réquisitionner notre détachement pour effectuer le chargement de   munitions sur les deux trains qui devaient rapidement approvisionner le front. 
      Cette réquisition concernait tous les Français qui se trouvaient à Vilehn, ce   qui, de fait, étoffa sensiblement notre détachement et me permit de déclarer à   cet officier que nous étions fiers de pouvoir aider l’Armée Rouge 
      à remporter   une grande victoire sur l’ennemi commun. Alors, en tant qu’officier d’un pays   allié, je l’ai prié 
      de nous aider à atteindre Varsovie où nous étions attendus à   l’Ambassade de France. Cette information, 
      donnée avec grande conviction, porta   ses fruits et, le 11 février nous débarquions à WANGROVITZ après avoir laissé   nos équipages aux bons soins de l’Intendance à Vilehn, avec un réel serrement de   cœur. La réquisition dont nous avions été l’objet en gare de Vilehn nous fit   réfléchir sur la situation plus que précaire dans laquelle nous nous trouvions.   En effet, tant que nous nous déplacions dans la zone proche du front, les   commandants 
      des unités en opération avaient des objectifs immédiats à réaliser et, de ce fait, ne s’étonnaient pas 
      de rencontrer un détachement militaire d’un   pays ami ayant pour mission de se mettre à la disposition 
      de l’Ambassade de   France à Varsovie. Mais, en nous éloignant du front, nous tombions dans des   territoires, libérés ou occupés, où les services de l’administration civile   s’installaient progressivement, dont ceux du NKVD. 
      De ce fait, l’objet de notre   mission perdait de sa valeur et, en attendant que des vérifications soient   faites, nous courions le risque d’être enfermés dans un camp de personnes   déplacées ou tout simplement dans un Goulag. C’est ainsi que, dès notre arrivée   à Wangrovitz, nous décidâmes de la nécessité de clarifier au plus vite notre   situation et de chercher un contact à Varsovie avec un représentant de France,   si toutefois il était possible 
      d’en trouver un, ce dont nous n’étions pas tout à   fait certains, et, c’est pourquoi, avec l’accord du Capitaine Gaume et des   autres officiers, il fut décidé de me charger de cette mission compte tenu du   fait que je parlais couramment le russe et comprenais le polonais. Il me fallut   donc trouver d’urgence une solution pour 
      me rendre à Varsovie. 
        
MON VOYAGE DE WANGROVITZ A VARSOVIE 
      Tout en discutant avec des militaires russes au sujet de la manière dont il   était possible de se rendre 
      de Wangrovitz à Varsovie, j’appris que les camions   de l’Armée Rouge qui revenaient du front étaient obligés 
      de s’arrêter aux grands   carrefours où des femmes-soldats, chargées de la circulation, pouvaient leur   faire prendre des militaires en déplacement. Ces derniers pouvaient demander au   chauffeur de s’arrêter devant 
      des établissements que l’armée plaçait le long des   routes à grande circulation où les militaires pouvaient 
      se laver et même changer   de linge de corps et y laisser leur linge sale. Ceci était d’autant plus facile 
      que le problème de taille ne se posait pas. En effet, dans l’Armée Rouge, le   linge de corps ne comportait 
      ni boutons, ni boutonnières qui étaient remplacés   par des ficelles qu’il suffisait d’attacher entre elles selon 
      les besoins. Quant   au problème des chaussettes, il ne se posait pas non plus car les soldats russes   n’en utilisaient pas. Une simple serviette enroulée autour du pied remplaçait   fort bien une chaussette. 
      Nanti de ces renseignements, je me rendis au carrefour   où une femme-soldat réglait la circulation et la priais de m’aider à prendre le   premier camion qui irait sur Varsovie ou à quelque ville proche de la capitale. 
      Je n’eus pas longtemps à attendre car bientôt elle fut en mesure de recruter un   tel véhicule et informa le chauffeur que j’étais un officier, français. Comme   autre voyageur, il n’y avait dans le camion qu’un jeune sergent armé d’une   mitraillette qui, très aimablement, m’aida à grimper dans le véhicule. En cours   de voyage, j’appris qu’il avait mission de convoyer quelques prisonniers   allemands jusqu’à Wangrovitz où il les avait remis aux autorités militaires et   pouvait profiter de cinq jours de permission qu’il passerait chez lui à l’est 
      de   Varsovie. Très rapidement, une conversation s’engagea entre nous. C’était un   brave garçon, respectueux de la hiérarchie militaire et pas du tout étonné de   voyager avec un officier français parlant couramment le russe. 
Il était persuadé   que la vie en France était très dure et ne voulut jamais croire ce que je lui   racontais. 
Au bout de quelques heures de voyage, la faim commençait à me   tenailler et alors je demandais à mon compagnon de voyage s’il aurait quelque   chose à manger. Avec empressement, il ouvrit sa musette 
et me donna un morceau   de pain de seigle et un bout de saucisse que j’avalai gloutonnement, arrosant le   tout d’un peu d’eau qui restait dans ma gourde Comme je ne l’avais pas vu manger   depuis le début de notre voyage ensemble je lui demandai pourquoi il ne mangeait   pas. Sa réponse fut surprenante et tout à fait caractéristique de l’âme slave.   Avec un sourire insouciant il me répondit : "Camarade lieutenant, bien sûr que   j’ai faim, 
mais que voulez-vous que je mange, puisque je vous ai donné le reste   de mes provisions ? 
Cependant, ne vous inquiétez pas car tout va s’arranger ! "   Enfin, tard dans la soirée, notre chauffeur arrêta 
le camion dans un village   près de KOUTNO et nous pria de descendre car sa destination allait nous éloigner 
de Varsovie. Cependant, il nous suggéra d’attendre le passage d’un autre camion   qui, celui-là, irait à Varsovie. C’est ainsi que nous nous trouvâmes sur une   place à côté d’une église et de quelques maisons. 
Le froid était intense et,   malgré le gilet en peau de lapin que ma mère m’avait envoyé à l’Oflag à   ARNSWALDE je ne pouvais me retenir de claquer des dents alors que le sergent   semblait parfaitement à l’aise dans son uniforme d’hiver dont la capote était en   peau de mouton. Or, ce jeune sous-officier ne manquait pas de présence d’esprit   et, sans plus attendre, alla frapper à la porte de la maison la plus proche.   N’obtenant aucune réponse, 
il tira en l’air en s’écriant : "Ouvrez, c’est   l’Armée Rouge ! " L’effet fut instantané. Quelques bruits de serrure et la porte   s’entrouvrit sur un homme âgé qui, d’après son habillement, s’apprêtait à aller   au lit. Dès notre entrée, le sergent posa sa mitraillette sur une table et   rassura ce brave homme en lui expliquant que nous lui demandions simplement de   nous donner à manger et de nous laisser passer juste une nuit chez lui 
car le   lendemain matin nous espérions bien trouver un camion qui nous emmènerait à   Varsovie. 
Rasséréné par nos explications et le ton jovial du sergent, notre hôte   s’empressa de mettre le couvert, 
de réchauffer une marmite de bortch qui restait   de son dîner et dégageait une odeur appétissante. 
Cependant, au cours du repas   auquel nous fîmes grand honneur, le climat de bienvenue faillit se gâter lorsque   le sergent demanda à ce vieillard où il projetait de nous donner à coucher.   Cette question inquiéta notre hôte qui s’empressa de nous répondre qu’il ne   pouvait pas nous fournir où coucher car il n’avait qu’un seul lit où dormait sa   vieille femme actuellement très malade. Alors que je cherchais déjà dans quel   coin de la cuisine nous pourrions nous étendre, brusquement mon compagnon   changea d’attitude et dit d’un ton qui n’admettait pas de réplique : " C’est la   guerre pour toi et pour nous et donc il te faudra trouver un "moyen de nous   donner 
à coucher convenablement. Donc, dépêche-toi de nous préparer le lit pour   le lieutenant. 
Quant à moi, je dormirai très bien par terre, j’en ai   l’habitude." Le problème du couchage fut ainsi très vite résolu ; c’était la   première fois, depuis longtemps que je dormais dans un vrai lit. Plus tard, j’ai   essayé 
de comprendre l’attitude de ce militaire à mon égard et j’en suis venu à   conclure qu’il avait été guidé 
par un certain sens de l’hospitalité que la   culture communiste n’avait pas réussi à détruire complètement chez les Russes et   tout particulièrement chez les paysans. Après une excellente et reposante nuit   suivie d’un solide petit déjeuner, nous pûmes trouver un camion militaire qui se   rendait à Varsovie où nous arrivâmes le 12 FÉVRIER 1945, tard dans la soirée.   Cette ville qui a beaucoup souffert des bombardements et des incendies,   présentait un aspect étrange. Des murs calcinés émergeaient de la neige, les   trottoirs étaient de vraies patinoires. Les habitants vivaient dans des caves,   et, au milieu de ce décor déprimant, circulaient des tramways avec un bruit de   ferraille. Les civils que j’ai pu aborder et interroger en russe ou en français   regardaient avec étonnement et une certaine méfiance mon uniforme et étaient   incapables de me renseigner sur l’existence à Varsovie d’une quelconque   représentation diplomatique ou militaire française. 
J’eus enfin plus de chance   auprès d’un jeune officier de l’Armée Polonaise qui me conseilla de m’adresser à   l’État-Major Polonais où il eut l’amabilité de me conduire. Là, après une longue   attente dans un couloir non chauffé, je fus reçu par un Capitaine qui m’apprit   qu’i n’y avait aucune représentation française à Varsovie. 
Il savait, par   contre, que l’Armée Rouge avait réquisitionné l’École Militaire Pol de Rembertow   - l’équivalent 
de notre Saint-Cyr - située dans la proche banlieue de Varsovie.   Là, se trouvaient hébergés et nourris les civils de toutes les nationalités   déplacés ou déportés. Parmi eux, me dit-il, il y avait peut-être des Français 
et   il conseilla donc de me rendre sur place, d’autant plus que des tramways   desservaient très bien cette agglomération et que les militaires voyageaient   gratuitement. Afin de faciliter un premier contact 
avec le Commandant des lieux,   il me donna une lettre d’introduction à lui remettre. Il me promit également 
de   s’occuper du sort de notre détachement bloqué à Wangrovitz et dont j’étais sans   nouvelles. 
Après avoir passé la nuit dans le poste de garde et reçu des tickets   de repas à prendre à la cantine de l’État Major, je me rendis à Rembertow par le   tram, sans aucune difficulté. 
        
      LE 13 FÉVRIER A L’ÉCOLE MILITAIRE DE REMBERTOW 
      Le 13 février est la dernière date exacte que je suis en mesure de faire   figurer dans ce récit car la feuille 
        de papier sur laquelle j’avais noté les   dates de mes pérégrinations a brusquement disparu à Rembertow. Quelqu’un, pressé   par un besoin urgent, aurait-il donné à ce bout de papier une destination   irrécupérable ? Quoi qu’il en soit, je m’efforcerai de dégager certaines dates   en les reliant aux évènements qui vont suivre. 
        En descendant du tram, dont   l’arrêt se trouvait en face du porche d’entrée de l’École, j’aperçus un très bel   immeuble au fond du parc tandis que je pénétrai dans le hall de cet   établissement, je fus happé par une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, de   toutes nationalités et de tous les milieux installés par terre et dans tous les   recoins jusque dans les embrasures des fenêtres et ceci dans la plus grande   saleté. Quant au parc, 
        il était parsemé de détritus ; les sanitaires étant   bouchés, personne n’avait pensé à faire creuser des feuillées. 
Par ailleurs,   cette École militaire était dotée de magnifiques cuisines où, sans arrêt, nuit   et jour, 
cuisait le millet pour faire la cacha qui était distribuée à toute   heure, jour et nuit. L’équipe des cuisines était complètement débordée ainsi que   l’encadrement, composé essentiellement de femmes-soldats russes, qui, malgré une   évidente bonne volonté, manquaient totalement d’organisation. Comme on s’y   attendrait, dans cette population hétéroclite, l’hygiène la plus élémentaire   était d’autant plus absente que le gel avait fait éclater les tuyauteries des   lavabos. C’est au milieu d’un tel chaos que je découvris un important groupe 
de   prisonniers français et quelques officiers, libérés par les Russes et regroupés   à Rembertow. 
Ils occupaient une partie des dortoirs où régnait une certaine   discipline qui contrastait avec la pagaille générale. 
Je me présentai au   Lieutenant russe, responsable de cet ensemble avec ma lettre de recommandation 
de l’Etat-Major polonais et fus très bien reçu. Mais, lorsque je lui annonçai   qu’un détachement de quatre cents 
à quatre cent cinquante prisonniers français   allait arriver à Rembertow, il leva les bras au ciel en s’exclamant : 
"Mais, où   vais-je les loger ? Je n’ai déjà plus de place pour ceux qui y sont et je viens   de recevoir trois cents militaires italiens et cinq généraux. Ils ne savent pas,   ni moi non plus, si ces derniers venus sont toujours 
des alliés de l’Allemagne,   donc nos prisonniers, ou s’ils sont, comme les Français, nos alliés. Dans tous   les cas, puisque vous devez repasser à l’État Major, prenez avec vous le double   de ma demande de relogement des civils dans l’usine désaffectée, proche d’ici,   et où la place ne manque pas. Essayez de plaider là-bas ma cause". 
Sans perdre   de temps, je suis donc reparti à Varsovie, à l’Etat-Major, où je pouvais coucher   et manger et où je remis au Capitaine qui m’avait déjà reçu, le double de la   lettre de Rembertow, en lui décrivant la situation 
qui régnait dans ces lieux.   Je ne sais si ma démarche contribua à faire aboutir la requête du Lieutenant, 
mais quelques jours plus tard, une inspection des lieux par un colonel résulta   par le déplacement de tous 
les civils hors de l’École. Avec l’arrivée de notre   Détachement, bloqué à Wangrowitz, le nombre de prisonniers de guerre français   doubla pratiquement et une organisation du type militaire, en sections et   compagnies, 
fut mise sur pied. Du même coup, mes attributions d’assurer la   liaison avec les autorités russes, de veiller au ravitaillement, de faire   fonctionner mon équipe de cuisiniers à laquelle furent inclus deux spécialistes 
de la "CACHA", de faire distribuer les repas aux heures fixes dans les   réfectoires, tant aux Français qu’au personnel russe, augmentèrent   considérablement. Quant à mes relations avec le lieutenant russe, 
elles étaient   excellentes. Restait cependant le problème des Italiens qui ne savaient toujours   pas s’ils étaient prisonniers des Russes ou leurs alliés. Ils dépassaient un peu   les trois cents, sans compter les cinq généraux. 
Les hommes de troupe logeaient   au dernier étage alors que les cinq généraux étaient dans une grande pièce,   proche de l’infirmerie. Leurs repas étaient apportés par un infirmier russe et,   à cause de leur âge, ils avaient droit à un peu de lait. Nous évitions tout   contact avec eux pour deux raisons : 
  d’abord à cause du comportement innommable de leur Gouvernement en   1940 qui a déclaré la guerre 
        à la France alors que la victoire était presque   acquise par l’Allemagne, bien qu’un seul bataillon de nos Chasseurs Alpins ait   stoppé l’avance de l’Armée italienne sur la Côte d’Azur ; 
          l’autre   raison, bien plus importante pour nous, était la crainte d’être amalgamés avec   les Italiens et expédiés avec eux dans un camp ou dans un goulag en Sibérie.   C’est pourquoi nous avions beaucoup insisté auprès 
        du Lieutenant russe pour   rester totalement séparés des Italiens sur la question du logement, du   ravitaillement, des cuisines et des réfectoires. Nous pûmes finalement obtenir   que ces derniers soient chargés du nettoyage 
        du parc, car ils étaient arrivés   bien avant nous à Rembertow et n’avaient rien fait pour maintenir   l’environnement en état de propreté, ne serait-ce qu’en creusant des feuillées   dans un coin retiré du parc. 
        Ils firent donc cette corvée de très mauvais gré   sous la surveillance des sentinelles russes. 
        
      LES CINQ GENERAUX ITALIENS 
      En allant à l’infirmerie pour me faire soigner le genou droit dont la   décalcification me faisait souffrir depuis 
      la longue marche de Pyritz à   Varsovie, je m’arrêtai par curiosité devant la porte de la chambre où vivaient 
      les Généraux Italiens. Je savais par l’infirmier qu’ils étaient convenablement   logés, mais je tenais à les voir 
      car j’avais en mémoire le mépris que   reflétaient nos visages lorsque des Officiers Supérieurs Italiens étaient venus   inspecter notre camp à Arnswalde. A la vue d’un officier français qui entrait   dans leur chambre, 
      après avoir frappé, les cinq Généraux eurent un instant   d’hésitation. Peut-être se demandaient-ils s’ils devaient se lever pour   accueillir cet officier français ou bien attendre que je me présente à eux. La   politesse de part et d’autre ayant pris le dessus sur toutes autres   considérations, les Généraux se levèrent et je me présentai. 
      J’eus alors, devant   moi, le spectacle de militaires riches en étoiles et en décorations, mais   complètement démoralisés par l’incertitude dans laquelle ils se trouvaient. Je   mis donc très vite un terme à cette visite inattendue avec un certain regret   d’avoir manqué de courage de ne pas leur avoir dit ce que j’avais encore 
      sur le   cœur. D’autre part, je n’ai jamais su depuis ce que ces généraux étaient   devenus. 
        
      NOTRE SEJOUR A REMBERTOW 
      Il me semble que notre séjour à Rembertow n’a guère dépassé un mois où notre   vie s’est très rapidement organisée. En ce qui me concerne, mes nombreuses   fonctions me laissaient fort peu de liberté ; ne serait-ce que pour aller boire   un petit verre de vodka dans le bureau du Lieutenant. C’était un homme aimable   bien que très renfermé sur lui-même. Dès le premier jour, je réalisai qu’il ne   jouissait pas d’une très bonne santé, et, 
      comme la plupart des Russes que j’ai   rencontrés, son grand médicament était la vodka ! Son bureau lui servait en même   temps de chambre à coucher où il aimait même prendre ses repas. J’éprouvai   beaucoup de sympathie pour lui car c’était un homme qui essayait toujours de   trouver une solution satisfaisante aux problèmes les plus délicats. Il avait   particulièrement apprécié l’ordre et la discipline que nous avions fait régner   après le départ des civils de l’École et dégustait avec plaisir la cuisine   française que notre chef cuisinier faisait. 
      C’est ainsi qu’une franche et   efficace collaboration s’était établie entre le Commandement de l’École et   nous-mêmes. 
        
      L’Inspection d’un Général russe 
      Un jour, vers 11 heures, un planton du Commandant de l’École accourut pour me   prévenir qu’un général russe allait faire une tournée d’inspection et qu’il   passerait aussi sans doute, en revue les cuisines. 
      Effectivement, peu après, un   officier russe dont la grande taille était encore surélevée par une grande   "chapka" en fourrure, pénétrait dans les cuisines, précédé d’un sous-officier,   mitraillette au poing. Immédiatement j’ordonnai un retentissant "à vos rangs,   fixe" et tout le personnel se figea en un impeccable garde à vous. 
      Notre   Lieutenant me présenta au Général comme officier interprète, ce qui m’obligea de   le suivre au cours 
      de son inspection des locaux occupés par les Français et où   régnait un ordre parfait. A mon retour aux cuisines pour assister à la   distribution du repas de midi, j’eus la surprise de retrouver le sergent russe   en train 
      de déguster une tranche de viande accompagnée de millet, la   mitraillette déposée sur la table à côté de lui. 
      Je m’assis en face de lui et me   fis apporter le même plat. Très vite, l’atmosphère s’était détendue, surtout   lorsque le chef-cuisinier eut offert à notre invité un verre de vodka sur la   provenance de laquelle je ne pouvais que fermer les yeux. Ce sous-officier   devait avoir plus de cinquante ans et il me dit avoir été ouvrier dans un   Sovkhos agricole, ce dont il ne semblait pas être satisfait. D’ailleurs, sur un   ton de confidence et après avoir regardé autour de lui, il me dit que ses   parents étaient des agriculteurs qui avaient une belle ferme, des vaches et des   chevaux quand, un jour, l’État leur prit tout et les déporta en Sibérie. Puis,   avec un profond soupir, 
      il ajouta : "Oui, c’était le bon temps sous Nicolachka"   - (Nicolachka était le diminutif affectueux de Nicolas, autrement dit du Tsar   Nicolas II). 
        
      Quelques autres épisodes de notre séjour à Rembertow 
      Lorsque j’ai lu, en 1994, le livre de notre Camarade Louis FRANCIS, intitulé   "JUSQU’A BERGEN", édité en 1947 chez Jean Vigneau, dans lequel est décrit   l’enfer vécu par les officiers de notre Oflag qui n’ont pas pu s’évader 
      de la   colonne avant le franchissement de l’Oder par cette dernière, je n’ai pu que   constater que mon évasion s’était déroulée dans de meilleures conditions malgré   l’incertitude et les dangers courus. 
      Par exemple, notre séjour à Rembertow   n’avait rien de comparable avec les haltes d’étapes et l’absence 
      de nourriture   qu’ils ont vécues. Restés prisonniers des Allemands, ils ont dû supporter les   vexations et l’insouciance de leurs geôliers. De notre côté, nous avons tout   fait, jusqu’à un ordre de mission, pour être considérés par les Russes comme une   unité militaire d’un pays allié. C’est pourquoi des sorties en ville nous   étaient largement accordées. Elles étaient d’ailleurs peu nombreuses, et dans   cette banlieue de Varsovie 
      il n’y avait rien à voir. En outre, nous ne   possédions ni roubles ni zlotys. Cependant, lors d’une de mes sorties, 
      je   croisai deux dames d’un certain âge qui, intriguées par mon uniforme, me   demandèrent en un excellent français ce que je faisais à Rembertow. Elles me   dirent que leur maris, officiers polonais, avaient été fait prisonniers par les   Allemands en 1939 et que depuis l’avance de l’Armée Rouge elles étaient sans   aucune nouvelle d’eux. Pour essayer de les réconforter, je leur racontai avec   quelle chaleur nous avions reçu 
      un important groupe d’officiers polonais qui, en   1942, nous avait remplacés à Gross-Born, tout en soulignant 
      la dignité de leur   comportement. Très simplement, elles m’invitèrent à prendre une tasse de thé   chez elles 
      en précisant que, dès l’entrée de l’Armée Rouge à Varsovie, leur   maison avait été réquisitionnée et qu’avec leurs fils elles n’avaient droit qu’à   une seule chambre et à l’usage de la cuisine et des toilettes, devenues communes   à tous les résidents. J’étais très heureux de me rendre chez ces dames, car   c’était la première fois depuis le 28 mai 1940, jour où j’ai été fait   prisonnier, que j’allais me retrouver dans une atmosphère familiale. 
J’appris   ainsi combien la vie en Pologne était difficile et combien les Polonais avaient   été déçus par l’attitude de la France qui avait laissé en 1939 les mains libres   à l’Allemagne pour vaincre la Pologne. 
Malgré cela, les Polonais étaient restés   très attachés à notre pays. Au moment où je prenais congé de mes hôtes, l’un des   garçons s’approcha de moi pour me demander pourquoi je portais sur ma vareuse   une étoile rouge, 
la même que celle que portent les officiers supérieurs de   l’Armée Rouge. Ceci m’obligea à raconter 
les circonstances dans lesquelles elle   m’avait été donnée à Pyritz. Je ne suis pas sûr que mes explications aient   entièrement satisfait les deux dames, mais, c’est à ce moment-là que je compris   combien cette étoile m’avait aidé à me sortir des situations difficiles dans   lesquelles je m’étais trouvé plusieurs fois. Il ne m’a pas été possible de   revoir cette famille car j’ai été très occupé par les préparatifs de notre   départ pour VILNO, 
capitale de l’ancienne Lithuanie, annexée par l’URSS. 
        
      Une soirée musicale à l’Ecole Militaire 
      J’avais remarqué que certains prisonniers français ne s’étaient pas séparés   de leurs instruments de musique qu’ils avaient fait venir de France tandis   qu’ils travaillaient dans des commandos, ce qui me donna l’idée 
      de les réunir   pour former un orchestre. Cette idée plut au Lieutenant qui mit la scène du   théâtre de l’École 
      à la dispsition de l’orchestre pour leurs répétitions. De son   côté, l’encadrement russe renforça l’orchestre par une petite chorale et ainsi   une agréable soirée musicale put être organisée. Quelques danses folkloriques   allaient suivre lorsque la scène fut inondée par de l’eau provenant du dernier   étage où se trouvaient logés 
      les Italiens. Il fallut arrêter le spectacle et se   mettre à la recherche des fuites qui semblaient avoir été provoquées par les   Italiens qui n’avaient pas été invités à cette première et dernière   manifestation musicale. 
      En effet, à ce même moment, l’ordre de préparer notre   embarquement pour VILNO était parvenu 
      au Commandant de l’École. 
        
      ARRIVÉE ET SÉJOUR A VILNO 
      La décision subite de nous transférer à Vilno nous avait surpris et   inquiétés. Nous nous attendions bien à quitter un jour Rembertow, mais en   direction d’Odessa, tandis que Vilno nous en éloignait. Interrogé sur les motifs   d’un tel déplacement, le Commandant de l’École me dit qu’il n’en avait pas été   informé, mais que le trajet n’était pas long. Le moment venu, nous reçûmes deux   rations journalières de vivres, puis, en bon ordre et au pas cadencé, nous nous   rendîmes à la gare. Il est opportun de souligner que, pendant la traversée de la   ville et à la gare, aucune sentinelle en armes ne nous accompagnait et qu’un   wagon de 2ème classe était réservé aux officiers. Arrivés en gare de Vilno, nous   fûmes accueillis par des officiers russes qui nous conduisirent dans un grand   CENTRE HOSPITALIER MILITAIRE où se trouvaient déjà de nombreux prisonniers   français, libérés 
        par les Russes, parmi lesquels quelques officiers. Notre   arrivée porta l’effectif des Français à environ sept cents hommes. Ce camp à   destination sanitaire, où il n’y avait aucun malade, était suffisamment grand   pour nous loger tous. Le Colonel IVANOFF commandait ce camp, assisté d’un   Lieutenant-Colonel d’Aviation dont le nom commençait par la lettre "G" et avait   une consonance étrangère que je ne parviens pas à me rappeler. 
        Je me souviens   qu’il portait une cage thoracique en métal à la suite de son atterrissage en   parachute de son avion abattu par la D.C.A. allemande. Nous allons voir plus   loin quel grand service cet officier russe nous rendit. Ces deux officiers   supérieurs russes nous laissèrent le soin d’organiser notre nouvelle UNITÉ. Le   noyau de Commandement était formé du Capitaine d’active GAUME et du Capitaine de   Réserve LECOURT tandis que les Lieutenants, Aspirants et les Sous-Officiers   devenaient Commandants de Compagnies et Chefs de Sections. Restant toujours le   seul officier parlant le russe, je repris mes attributions précédentes, ce qui   me rendait indépendant, tout en me rendant utile là où mes services étaient   nécessaires. Comme la plupart des casernes, 
        ce centre était entouré d’un mur   d’environ trois mètres de haut, et, de part et d’autre de l’entrée était située   une guérite avec une sentinelle. Cependant des permissions de sortie étaient   assez facilement accordées 
        y compris celles de courte durée. Et, malgré cela, la   pratique de faire le mur la nuit était courante et une entente cordiale s’était   établie entre les militaires français et russes dans le cadre de ces expéditions   nocturnes. 
Il faut reconnaître que nos hommes n’abusaient pas de cette pratique   car, arrêtés par la Police, ils étaient alors mis dans des cachots, et, pour les   récupérer, il nous fallait obtenir un mot du Colonel Ivanoff. 
        
      QUELQUES SOUVENIRS DE VILNO 
      L’approvisionnement du Camp par l’Intendance Municipale était moins abondant   et moins varié à Vilno 
      qu’à Rembertow, ceci, sans doute parce que la Lituanie   était encore sous le régime du rationnement. 
      En conséquence, la denrée dominante   était surtout le millet que mes cuisiniers essayaient d’accommoder 
      le mieux   possible pour rompre la monotonie des repas. Malgré ces efforts, des   piaillements de moineaux accueillirent l’une de mes visites au réfectoire, sans   aucun esprit de malice, comme cela se passait autrefois dans les collèges. Par   contre, lorsque, avec l’aide du Colonel Aviateur, je pus obtenir la livraison de   légumes 
      et de riz, des applaudissements remplacèrent les chants d’oiseaux. Cet   Officier Supérieur, qui était très bienveillant à notre égard, me confia combien   il aimerait beaucoup connaître la France et qu’il serait 
      très heureux de   recevoir de ma part une invitation à cet effet lorsque la guerre serait finie. 
      J’avais la ferme intention de lui donner satisfaction et j’aurais sûrement fait   le nécessaire, le moment venu, sans la regrettable disparition de mon carnet de   notes qui contenait son adresse. Un soir, autour d’une tasse 
      de thé à laquelle   il m’avait invité, je lui demandai combien de temps, à son avis, nous allions   rester à Vilno, notre plus grand souhait étant de parvenir à Odessa d’où un   bateau pourrait nous ramener en France. 
      Ce à quoi il me répondit : "Tant que la   guerre n’est pas terminée, je pense qu’il ne faut pas espérer aller à Odessa,   mais, peut-être vous enverra-t-on à Arkhangelsk, au Nord de la Russie. C’est un   grand port d’où nous parvient l’aide militaire des Alliés et d’où repartent à   vide des bateaux américains et anglais qui pourraient éventuellement vous   prendre à bord. Puis, au bout d’un instant de réflexion, il ajouta : "Dans   quelques jours, j’irai sans doute en mission à mon siège à Moscou et, là, je   tâcherai de savoir quelle destination sera donnée 
à votre groupe." Je   m’empressai de faire part de cette conversation au Capitaine Gaume, car c’était   une occasion exceptionnelle pour nous de faire connaitre au Général Catroux,   Ambassadeur de France à Moscou, notre existence, de le prier d’en informer nos   familles et de nous faire rapatrier. La visite du Colonel à notre Ambassadeur   était d’autant plus nécessaire que nous risquions à tout moment d’être envoyés   dans un camp 
de Sibérie. C’est pourquoi, sans perdre de temps, une lettre au   Général fut rédigée à laquelle fut jointe la liste nominative de tous les   Français de notre camp. Avec l’accord du Colonel Ivanoff, le Colonel Aviateur   accepta 
de remettre ce pli à son destinataire. Nous mettions beaucoup d’espoir   dans la réussite de cette démarche. 
En effet, le Colonel Aviateur était d’une   part un grand blessé de guerre, et nous pensions aussi qu’il avait 
de solides   attaches au Parti à Moscou. Par ailleurs, son contact avec l’Ambassadeur de   France pourrait 
lui faciliter, le moment venu, l’obtention d’un visa pour aller   en France. 
        
      La fête de l’Armée Rouge 
      Le départ pour Moscou de ce sympathique Aviateur précédait de quelques jours   la grande fête de l’Armée Rouge. A cette occasion, le Colonel Ivanoff organisa   un grand déjeuner auquel le Capitaine Gaume et moi-même furent invités ainsi que   d’autres militaires russes. Malheureusement, ce matin-là, je fus retenu par une   affaire désagréable, soulevée par un homme de troupe qui refusait d’obéir à son   chef de chambrée qui lui avait ordonné de balayer le dortoir. J’étais justement   officier de jour et voulais régler cet incident entre nous, car le Colonel   Ivanoff était très attentif au respect de l’hygiène dans le casernement. N’ayant   pas réussi à convaincre 
      le récalcitrant qui prétendait qu’il n’avait pas à   exécuter les ordres du Chef de Chambre, étant donné qu’en URSS il était chez lui   en tant que membre du Parti Communiste Français, il se tourna alors vers moi et   dit 
      que ma place était réservée sur la plus haute branche d’un arbre. Je goûtai   très peu une telle invitation et m’apercevant que j’allais être en retard au   déjeuner du colonel, je répondis à ce militaire :       
      "Puisque ici tu es chez toi,   et que tu ne reconnais pas l’autorité des Français, va te plaindre aux tiens   mais surtout ne viens pas me chercher après, sur mon arbre ! " J’arrivai donc   avec un certain retard chez le Colonel Ivanoff, qui, sans me laisser le temps de   lui présenter mes excuses, m’invita à rattraper les toasts déjà portés 
      à la   victorieuse Armée Rouge et au Maréchal Staline. Bien entendu, je m’exécutai   immédiatement en avalant 
      à jeun et, coup sur coup, deux verres à pied remplis de   vodka qui mirent le feu à ma gorge et à mon estomac. Mais, je ne pouvais pas   m’asseoir à table sans lever mon verre, rempli pour la troisième fois, à la   santé 
      du Général de Gaulle. Ce toast fut applaudi avec la même chaleur que les   deux premiers. Hélas, ce troisième verre me fut fatal. Brusquement, je vis tout   tourner autour de moi et m’affalai sans connaissance sur la chaise. 
Plusieurs   heures après, je revins à moi, enveloppé dans une couverture, sur le divan, un   linge humide 
sur le front. Le Colonel Ivanoff se rendit bien compte de sa part   de responsabilité dans ma mésaventure et me pria de passer la soirée chez lui.   Au cours du dîner, la conversation porta sur l’hospitalité du peuple russe et, 
à   ce sujet, je lui racontai le geste à mon égard d’un jeune sergent russe dans le   camion militaire qui nous transportait à Varsovie. Il m’avait offert le peu de   pain et de saucisse qui lui restaient, sans rien se garder 
pour lui, alors qu’il   avait aussi faim que moi. Je citai aussi le bon accueil que nous avaient réservé   les unités russes qui montaient au front lorsque nous allions en direction de   Varsovie. Profitant de la tournure que prenait la conversation, je fis part au   Colonel de notre souci d’habiller correctement nos hommes dont beaucoup   portaient de vieilles capotes et vareuses prélevées par les Allemands sur les   surplus des pays conquis. 
Au bout de quelques instants de réflexion, le Colonel   demanda au Capitaine Intendant qui se trouvait parmi 
les invités, si une telle   requête pouvait être acceptée. Devant la réponse affirmative de l’Inten¬dant, le   Colonel me pria de faire établir la liste des Français mal habillés, officiers   et hommes de troupe. C’est ainsi qu’ont été prises les deux   photographies,jointes à ce récit, d’un groupe de Français en uniforme russe sur   lequel ont été cousus nos insignes de grade L’une des conséquences de cette   transformation fut que le jour de leur-retour 
en France, le bruit s’était   répandu que des détachements de l’Armée Soviétique avaient débarqué chez nous.   Cependant nous ignorions encore tout de notre départ éventuel de Vilno et   attendions avec impatience 
et anxiété le retour de Moscou du Colonel Aviateur.   Et voilà qu’il revint plus vite que nous ne le pensions et, d’un air satisfait,   nous annonça qu’il avait remis notre lettre et la liste directement au Général   Catroux 
qui l’avait chaleureusement remercié. Par ailleurs, ses démarches auprès   des Autorités Soviétiques donnèrent des résultats satisfaisants, puisque l’ordre   de nous transporter à Odessa devait nous parvenir prochainement. 
Cette nouvelle   fut rapidement confirmée puisque notre départ fut fixé au 9 mai. A cet effet, la   formation 
d’un train de marchandises, comprenant un wagon de voyageurs fut   prévue à la gare de Vilno, et, comme la durée du voyage ne pouvait pas être   déterminée, car notre train devait emprunter des lignes secondaires au fur et à   mesure des possibilités de leur utili¬sation, un wagon avec des cuisines   roulantes, de l’armée polonaise, devait être accroché au milieu du train. Cette   précaution était certes très louable, mais aurons-nous des vivres à faire cuire   et du bois pour chauffer les roulantes ? C’est la question que je posai à notre   protecteur que le colonel Ivanoff avait chargé d’organiser notre transfert.   L’idée lui vint alors de faire une visite au camp des aviateurs américains,   prisonniers des Allemands, que ces derniers avaient créé près de Vilno. 
Une   bonne partie de ces aviateurs ayant été rapatriée par hélicoptères peut-être   avaient-ils laissé des vivres dont nous pourrions profiter : Sans perdre de   temps, notre protecteur décida d’aller avec un camion 
et moi-même voir s’il se trouvait encore des Américains dans ce camp. Notre voyage de reconnaissance ne   fut pas vain, car les quelques Américains qui restaient au camp attendaient un   hélicoptère pour partir, et, en nous tapant sur l’épaule en signe d’amitié, ils   nous permirent d’enlever tout ce qui pouvait nous être utile. 
Il y avait des   sacs de farine, du sucre en poudre, du cacao, des sacs de biscuits, du poisson   salé et fumé, du sel, 
du thé, un peu de café, bref, tout ce que nous pouvions   souhaiter. A côté de ces vivres se trouvait un stock 
de cuvettes, de brocs, de   casseroles et de seaux émaillés qui me paraissaient tout à fait inutile Mais, 
le   Colonel Aviateur fut de l’avis opposé. Il m’expliqua que tous ces ustensiles   étaient très recherchés en URSS 
et que, depuis la guerre, ils étaient devenus   introuvables. Ainsi donc, si notre train était stoppé sur une voie 
de garage,   pour le faire repartir, il suffirait d’offrir au Chef de Gare un ou deux seaux   émaillés. 
C’est à la lettre que je suivis ce conseil pendant notre voyage et la   méthode préconisée s’avéra très efficace. 
C’est grâce au don d’un seau émaillé   et d’une théière au Chef de Gare de Vilno que nous pûmes charger les vivres des   Américains dans un wagorn qui fut accroché à celui des roulantes. Le 7 mai 1945,   notre train était formé et attendait sur la voie de garage l’ordre de notre   embarquement. La locomotive avec sa soute à charbon ainsi qu’un wagon servant   d’habitation au mécanicien, à sa famille et à l’aide mécanicien, étaient   accroches 
au train. En effet, pendant la guerre et, sans doute, en temps de   paix, la locomotive et l’habitation 
du mécanicien étaient inséparables comme les   frères siamois. C’était un procédé astucieux en vigueur en URSS pour tenir la   locomotive constamment prête à rouler et en bon état. Cela explique pourquoi il   était indispensable de gagner la confiance voire l’amitié du mécanicien, de qui   dépendait souvent la progression 
plus ou moins rapide du train. Je commençai   donc à faire une visite au mécanicien dans son wagon à bestiaux aménagé en   habitation et où trônaient une sorte de poêle¬-cuisinière et un lavabo. Comme   attendu, 
quelques ustensiles émaillés et la promesse de pourvoir à leur   alimentation pendant le voyage, firent naître d’excellents rapports entre nous.   Sur les conseils du mécanicien, je demandai au Colonel Aviateur de faire garder   notre wagon par une sentinelle en armes pendant les nuits précédant notre départ   prévu pour le 9 mai ainsi que l’autorisation d’embarquer la veille du départ mon   équipe de cuisiniers afin d’organiser le bon fonctionnement des cuisines   roulantes et leur approvisionnement en bois et en eau. Le Colonel Aviateur, 
ayant jugé ma présence nécessaire pour superviser le tout, m’autorisa à coucher   la nuit du 9 mai dans le wagon à provisions avec mes cuisiniers. Nous ignorions   alors, à notre échelon, que le 8 mai, toutes les radios 
et des haut-parleurs   annonceraient la capitulation de l’Allemagne. Cette nouvelle surexcita toute la   population qui manifesta sa joie de voir la fin du cauchemar par des feux   d’artifice et des tirs de toutes les armes disponibles. Devant une telle   exubérance dont nous ne connaissions pas les limites, nous nous sommes enfermés   à l’intérieur de notre wagon et avons passé la nuit au milieu des sacs de farine   qui, le cas échéant, 
pouvaient nous protéger contre des balles perdues. En   repensant à ce voyage, fait sans aucune escorte russe, avec la seule feuille de   route donnée à notre mécanicien, je n’ai jamais compris comment notre train a   réussi 
à parvenir, sain et sauf jusqu’à Odessa. En effet, il empruntait de   petites voies secondaires, peu fréquentées, s’arrêtait sur des voies de garage   des petites gares où il attendait, parfois très longtemps, le feu vert du Chef   de Gare pour poursuivre son trajet. C’est lors des interminables discussions   avec les Chefs de Gare que les ustensiles émaillés constituaient les arguments   décisifs. Toutefois, ces arrêts étaient indispensables car ils permettaient   d’approvisionner la locomotive en charbon et en eau, d’envoyer nos corvées à la   recherche de l’eau et du bois nécessaires pour nos cuisines, de procéder à la   distribution de repas chauds et de satisfaire les besoins personnels des   voyageurs. D’ailleurs, notre train ne roulait qu’à vitesse réduite et sur les   voies libres tant que notre train 
y était. Ce système permettait à notre   mécanicien de s’arrêter à son gré, sans aucun danger, même en rase campagne, à   notre demande. Parmi de semblables arrêts, je ne puis m’empêcher de citer celui   que notre train fit, en pleine forêt des MARAIS DE PINSK, en BIELORUSSIE, au   milieu d’une foule de paysans, de part et d’autre de la voie. Ceux-ci portaient   de longues tuniques de couleur grise et des chaussures tressées en lanières   d’écorce d’arbre ; sans doute de bouleau, et qui montaient à mi-mollets. La   plupart des hommes avaient de longues barbes, alors que les femmes portaient des   foulards blancs ou multicolores sur la tête. Ces paysans avaient, 
sans doute,   l’habitude de l’arrêt des trains à cet endroit où un véritable marché de troc   s’était implanté. 
Là, des poules, des lapins, des œufs, des fruits   s’échangeaient contre des chaussettes, des vêtements, du linge, 
des chaussures   et autres objets de première nécessité. C’est ainsi qu’un poulet s’échangeait   contre une chaussette et, je pense, qu’un bracelet-montre se serait échangé   contre un mouton. Quoiqu’il en soit, nos hommes firent là de bonnes affaires qui   améliorèrent leur ordinaire. A un autre arrêt prolongé dans une gare, un soldat   français vint nous informer que dans un camp, proche de Kiev, il y avait des   prisonniers de guerre français sévèrement gardés par des sentinelles russes.   Nous l’avons pris avec nous afin qu’il puisse prévenir 
la Mission Militaire   Française à Odessa, si toutefois il en existait une là-bas. Finalement, il nous   fallut cinq jours pour parvenir à Odessa où notre train s’arrêta au Camp de   Transit n°138, le 15 mai 1945. 
        
      SEJOUR A ODESSA DU 15 MAI AU 5 JUIN 1945 
      Ce Camp de Transit, qui était commandé par le Lieutenant-Colonel STOEV, était   installé dans un ancien sanatorium, en bon état, au bord de la Mer Noire,   l’extrémité du Boulevard des Français qui desservait ce qui restait du quartier   résidentiel d’Odessa. Le climat d’Odessa ressemblait beaucoup à celui de notre   Côte d’ Azur. Le temps était superbe, les lilas étaient en fleurs et les   rossignols chantaient dans les haies. Notre détachement, qui approchait huit   cents hommes, était installé dans le quartier où, pour le moment, il n’y avait   que des militaires français, anciens prisonniers de guerre, évadés ou libérés   par l’Armée Rouge. C’est là que nous fûmes accueillis par deux officiers de   l’Inten¬dance Russe qui me demandèrent de livrer au Camp le reliquat 
      des vivres   que les Américains de Vilno nous avaient donnés. Débarrassé du souci du   ravitaillement, je n’ai conservé que mes fonctions de relations avec les Russes   que j’exerçais dans l’euphorie générale, née de la proximité de notre   rapatriement. En outre, les Français arrivés avant nous dans ce camp, nous   avaient dit qu’ils avaient été conduits deux fois à l’Opéra. Quant à nous, à   plusieurs reprises, les chœurs de l’Armée Rouge et son orchestre s’étaient   produits dans la cour du quartier et nous avons pu, également, admirer leurs   danses. De même, la proximité de la plage, où nous pouvions aller, contribue à   créer une ambiance agréable, 
      mais, partout il était interdit aux civils russes   de parler aux étrangers, sous peine de sanctions sévères. 
      Voici ce qui arriva à   l’un de mes camarades qui, en se promenant sur la plage, avait lié conversation   avec une jeune fille russe qui parlait français et qui préparait un examen pour   obtenir le titre de professeur. 
      Tout en marchant avec elle sur la plage, il   sentait qu’elle était très nerveuse et jetait des coups d’œil à droite 
      et à   gauche, comme si elle craignait d’être épiée. Aussi, cette promenade fut-elle de   courte durée ; 
      néanmoins elle avait promis de lui montrer le lendemain, sur la   plage, le livre de français qu’elle utilisait. 
      Très fier d’une telle rencontre,   mon camarade se précipita le lendemain sur la plage où, après une longue   attente, personne ne vint au rendez-vous. Par une indiscrétion, sans doute   voulue, j’appris qu’il s’agissait 
      de la fille d’un officier soviétique et   qu’elle avait été envoyée dans une institution de redressement pour avoir   transgressé les directives de Staline interdisant aux Soviétiques tout contact   avec les étrangers. 
      Très certainement, une photo de sa promenade avait été prise   par un agent du NKVD. Comme à Vilno, 
      j’assurai à Odessa la liaison avec les   Autorités Soviétiques alors que la Mission Militaire Française à Odessa veillait   sur les intérêts des Français en transit. Pour pouvoir exercer mes fonctions,   j’obtins du Lieutenant-Colonel Stoev l’autorisation ci-jointe, de me rendre tous   les jours en ville de dix heures à vingt-deux heures, 
      ce qui me permit de   visiter la ville d’autant plus facilement que les militaires étrangers   voyageaient gratuitement dans les tramways et qu’un arrêt de ces derniers se   trouvait devant le portail du sanatorium. Mes sorties en ville me permettaient   de glaner des renseignements que pouvait me fournir la Mission Militaire   Française concernant notre rapatriement et que je rapportais fidèlement à mes   camarades. 
      Un évènement, cependant, vint assombrir notre séjour. 
        
      LES "MALGRÉ-NOUS" ALSACIENS 
      Un jour, nous eûmes la surprise de voir arriver un train à la station de   notre Camp, d’où descendirent 
      des soldats allemands. Aussitôt nous pensâmes que   l’introduction d’Allemands parmi nous pourrait se terminer par notre transfert   avec eux dans un goulag sibérien. Mais, lorsque ces "Allemands" nous dirent en   français avec un fort accent alsacien qu’ils faisaient partie des "MALGRÉ-NOUS",   mobilisés par la force et contre 
      leur gré, des applaudissements jaillirent de   nos rangs, au grand étonnement des Soviétiques. 
      Je m’empressai alors d’expliquer   au Colonel Stoev dans quelle situation se trouvaient ces jeunes Alsaciens et la   priai d’intervenir en leur faveur, mais il répondit que tout ordre venant de   Moscou devait être immédiatement exécuté. C’est en chantant la Marseillaise, et   sans doute, les larmes aux yeux qu’ils remontèrent dans le train. 
        
      DÉPART D’ODESSA POUR MARSEILLE 
      Étant à Odessa dans un camp de transit, nous savions que nous n’allions pas   nous éterniser au bord de la mer Noire, mais nous ignorions quand nous allions   quitter ce camp et comment allait se faire notre rapatriement. La réponse à ces   questions nous parvint plus vite que prévu. En effet, alors que je me trouvais à   la Mission Militaire, une lettre de l’Ambassade de France annonça l’arrivée   prochaine à Odessa du Cargo anglais 
      le "MANOWA", aménagé en transporteur de   troupes, venant de Marseille avec un contingent de prisonniers soviétiques,   libérés par les Alliés. En principe, il était prévu qu’il ramènerait d’Odessa   des Français, 
      des Belges et des Luxembourgeois. Je me dépêchai donc d’annoncer   cette bonne nouvelle au Camp, en précisant cependant, qu’il fallait en attendre   la confirmation. Dans tous les cas, elle fut accueillie avec un grand   soulagement, mais aussi avec une certaine inquiétude, car rien n’avait transpiré   quant au contenu de la liste des partants, en cours d’établissement par la   Mission Militaire Française avec la participation du NKVD. Comme d’habitude,   dans la matinée du 3 juin 1945, je me rendis à la Mission Militaire où me fut   remise la note de service n°248 PDR, signée par le Commandant de la Mission et   approuvée par l’Ambassade de France, 
      me désignant comme Chef de Détachement des   rapatriés français, belges et luxembourgeois, sur le bateau "Manowa", jusqu’à   son arrivée à Marseille, et pour les Français, éventuellement au-delà. 
Je disposais donc de très peu de temps pour boucler   mon sac marin, pour me présenter aux autorités du bateau et pour assister à   l’embarquement aux côtés du Commandant de la Mission et de l’Agent du NKVD, 
qui   se tenaient au pied de la passerelle du cargo. Sur le bateau, il y avait deux   Autorités : celle du Capitaine 
au Long Cours, seul maître à bord, et celle du   Colonel anglais et de son Adjoint, responsables de la discipline, 
du logement et   du ravitaillement des rapatriés transportés. En conséquence, mes contacts   devaient se limiter au Colonel et à son Adjoint. Ce dernier était très aimable   et me mit très vite au courant de la répartition 
des cales-dortoirs entre les   Français, les Belges et les Luxembourgeois, ainsi que des exigences, voire des   manies, 
du Colonel qui s’estimait rabaissé de transporter des passagers venus de   tous les horizons, alors qu’il avait habituellement en charge des unités   militaires. Après en avoir terminé avec le Capitaine anglais, 
je descendis du   bateau pour aller chercher mes affaires laissées au Camp et pour prendre congé   de mes deux camarades de chambre, le Capitaine Gaume et le Lieutenant Gérard.   Puis, mon sac sur l’épaule, je revins près du bateau pour remplacer le   Commandant de la mission auprès de l’Agent du NKVD qui exerçait un contrôle 
de   plus en plus attentif sur les rapatriés depuis les incidents du précédent   embarquement. 
En effet, certains prisonniers de guerre français avaient été   affectés à des commandos qui travaillaient dans 
des fermes à côté de femmes   russes, déportées par les Allemands. Des liens sentimentaux étaient nés 
de cette   collaboration allant jusqu’à des projets de mariage, une fois la guerre   terminée. C’est pourquoi les futurs maris avaient essayé de faire monter à bord   leur compagne russe, ce qui était interdit à l’époque sta¬linienne. A cet effet,   ils avaient inventé de transporter leurs concubines sur leurs épaules, cachées   dans 
des sacs marins, censés contenir leurs effets. Malheureusement, ce   stratagème fut rapidement découvert 
et s’est terminé tragiquement. Apparemment,   l’Agent du NKVD avait dû recevoir des directives sévères quant à la surveillance   des embarquements. Tard dans la nuit, le dernier des rapatriés monta sur le   bateau et, 
en tant que Chef du Détachement, il m’appartenait de quitter, en   serre file, le quai d’Odessa. Après avoir remercié le Commandant de la Mission   Militaire pour tout ce qu’il avait fait afin d’accélérer notre rapatriement, et   avoir serré la main du Policier, je m’avançai vers la passerelle, lorsque ce   dernier fit remarquer que je ne figurais pas sur la liste des partants et que de   ce fait, il ne pouvait pas me laisser quitter Odessa. En entendant cela, j’eus   des sueurs froides dans le dos, ne comprenant pas ce qui avait bien pu se   passer. 
C’est alors que le Lieutenant Baillard expliqua au Russe que ma   nomination comme Chef du Détachement 
des rapatriés n’était parvenue à la   Mission, avec l’approbation de l’Ambassade de France, qu’à la dernière minute,   et qu’il n’avait pas eu le temps d’ajouter mon nom sur la liste. Ce n’est   qu’après avoir complété la liste et montré au Policier la Note de Service, que   l’accord pour mon embarquement fut obtenu. 
Ces quelques minutes de discussion me   parurent une éternité, interrompue par le souhait amical de bonne traversée,   exprimé par le Commandant de la Mission et une poignée de main du Policier   soviétique. 
Je n’oublierai jamais la sensation de sécurité et de liberté que   j’ai ressentie en pénétrant dans le bateau 
sur lequel flottait le drapeau de   Grande Bretagne. 
        
      LA TRAVERSEE DE LA MER NOIRE ET DE LA MEDITERRANEE 
    Après tant d’émotions, je m’empressai de déposer mon sac dans la cabine qui   m’était destinée et de descendre au carré des officiers pour me restaurer. Là,   j’eus la chance de rencontrer le Capitaine anglais, Adjoint au Colonel, qui me   mit au courant du programme des activités prévues pour le lendemain. Un peu   désorienté par 
    les fonctions non définies que j’avais été appelé à exerces— à la   tête d’un détachement aussi hétéroclite, 
    je commençai par m’entourer d’un Bureau   pour me seconder et de tenir une réunion d’information et 
    de conseils avec les   représentants de chacun des trois groupes de rapatriés : Belges, Luxembourgeois   et Français. 
    Les plus nombreux et les plus disciplinés étaient les Français qui   avaient fait route avec moi depuis Pyritz, 
    en Poméranie, ce qui créa une   véritable solidarité entre les cadres et les hommes de troupe. Comme prévu, 
    le   Colonel me fit savoir qu’à 14 heures il visiterait les cales-dortoirs, en ma   compagnie. Il ne me restait donc juste que la matinée pour repérer où se   trouvaient les cales et pour préparer cette inspection. Malheureusement à   l’exception du groupe français, organisé militairement depuis Varsovie, mes   premiers contacts avec les Belges et les Luxembourgeois et mes conseils, quant à   la tenue et au rangement intérieur, n’avaient pas été suivis. Aussi, le Colonel   ne s’attarda pas dans ces deux premières cales et se consola en me disant :   "J’espère que la prochaine fois cela ira mieux." Mais, lorsque nous parvînmes   aux cales occupées par le Détachement français, c’est par un retentissant "A VOS   RANGS, FIXE, ET UN CLAQUEMENT DES TALONS" que le Colonel fut reçu. 
    Le local   était très propre, les lits faits au carré, et les tenues étaient très   acceptables. Même en prolongeant son inspection jusqu’aux toilettes, le Colonel   ne trouva aucun reproche à faire. Comme le veut le Règlement, 
    à sa sortie, le   Colonel fut salué par un "GARDE A VOUS". A la fin de cette longue visite, je ne   pus m’empêcher 
    de lui dire "Mon Colonel, ça, c’est l’Armée Française ! " Sa   réponse fut brève, mais significative : "VERY WELL !"  
    La parie la plus   tourmentée de notre voyage fut la première nuit de la traversée de la Mer Noire,   pendant laquelle s’est déclanchée une véritable tempête, faisant craindre la   rencontre de mines flottantes, 
    dont l’une d’elles passa tout près de notre   bateau. Par contre, à partir du Bosphore, le beau temps nous accompagna jusqu’à   Marseille. Très vite, la vie à bord s’organisa, et dès que j’avais du temps   libre, 
    j’allais m’installer sur le pont supérieur pour admirer les paysages qui   défilaient sous nos yeux. 
    C’est dans ces circonstances que j’ai fait la   connaissance de personnalités très intéressantes, telles que 
    le Bourgmestre de   Rotterdam qui avait été déporté par les allemands et d’un officier supérieur   Belge 
    qui s’est évadé d’un camp de prisonniers de guerre. Ils ont accepté de   bonne grâce de s’occuper des hommes 
    et des femmes de leur nationalité et m’ont   grandement facilité la tache. De même, une heureuse initiative, 
    prise à bord,   par les Autorités anglaises, mérite d’être signalée. Comme nous vivions, depuis   des années, enfermés dans des camps, nous étions habitués à survivre grâce aux   colis familiaux, et, de ce fait nous avions perdu l’usage du mot "achat".   D’ailleurs, dans nos camps, les boutiques n’existaient pas. 
    Sans doute, pour   nous préparer à la vie normale à laquelle nous allions être confrontés, un   magasin fut ouvert sur notre bateau et, un très modeste don de livres sterling   fut remis à chaque rapatrié. Dès que l’ouverture 
    de cette boutique fut connue,   elle fut pratiquement prise d’assaut, chacun voulant acquérir quelque chose   d’indispensable dont, depuis des années, il avait été privé. Ce fut un véritable   plaisir de pouvoir choisir librement, même une bricole et de l’acheter. En   approchant de Marseille, dans l’après-midi du 10 juin 1945,  
    une intense émotion   s’empara de nous tous à la vue de la statue de Notre Dame de la Garde qui domine   la ville, et, beaucoup, parmi nous, firent le signe de la croix pour remercier   la Sainte Vierge. 
    Le débarquement se fit en bon ordre, mais je ne trouvai que   très difficilement le service habilité à recevoir 
    le compte-rendu de l’exécution   de ma mission. Bien entendu, je ne manquai pas de prendre congé du Colonel   anglais qui, en me serrant amicalement la main, me remit une attestation que,   malgré des recherches en cours dans mes modestes archives, je ne suis pas encore   parvenu à retrouver. Cependant, si mes recherches s’avèrent fructueuses, ce   document sera joint à mon récit. Dans le cas contraire, l’opinion que le Colonel   anglais 
    a exprimée sur mon Détachement devait être très élogieuse dans, son   esprit, puisqu’il m’avait dit 
    que la discipline et le comportement à bord du   Détachement ne pouvaient être comparés qu’à ceux d’une unité anglaise.   Finalement j’ai retrouvé ce précieux document, écrit de la main du Colonel   W.J.PLANT et reproduit 
    à la page 27 de ce récit.  |