Tout de suite, nous nous rendons compte des quatre principaux obstacles à franchir à la fois car un seul peut réduire à zéro tous nos grands projets.
DISTANCE – Première difficulté qui conditionne les autres. Notre premier tube du printemps précédent atteignait 20 mètres, distance que nous considérions comme un record. Cette fois-ci, les premières visées opérées, notamment par notre géomètre Duhen, évaluent à une centaine de mètres la distance. Il ne s’agit pas, en effet, de déboucher jusqu’après le premier réseau de barbelés, ce serait une folie de sortir au nez du mirador et à proximité des micros souterrains que les allemands viennent d’enterrer sous les barbelés. Un glacis de plus de 25 mètres sous les feux des projecteurs et complètement dénudé nous empêche de déboucher dans cette région, vient ensuite le 2ème réseau de barbelés, puis le chemin de ronde des patrouilles et, enfin, un espace en partie dénudé, mais redescendant de l’autre côté de la colline et en partie perdue de vue des miradors. Cette région pourrait fort bien convenir à une sortie ; mais, nous en sommes séparés d’une centaine de mètres ; à ce moment-là, pourquoi ne pas pousser quelques mètres plus loin pour atteindre un petit bois, ce qui nous permettrait alors de sortir avec le maximum de sécurité. Cette distance de 100 à 120 mètres nous effraie cependant un peu, car rien n’a jamais été tenté dans des proportions aussi importantes. D’autre part, étant obligé de passer sous le fossé anti-tunnel que les allemands viennent de creuser tout autour du camp à une profondeur de quatre mètres, et étant obligés de respecter l’horizontal pour pouvoir amener facilement bois et déblais, nous estimons ainsi passer à peu près à 10-12 mètres en profondeur du sommet de la Colline. Quelle sera la pression des terres et la capacité de respiration à ce moment-là, nous l’ignorons, mais nous avons une grande confiance dans la Providence. Cette distance va évidemment conditionner la durée des travaux que nous estimons à deux mois et demie, en travaillant jour et nuit ; nous nous apercevrons bien vite nous être trompés, car le travail de nuit est impossible à cause du bruit que nous risquons de faire au milieu des calmes nuits poméraniennes et aussi à cause des appels inopinés de nuit dans les chambres. D’autres difficultés viendront retarder, si bien que ce ne sont pas trois mois, mais bien six mois que nous mettrons pour mener à bien nos travaux.
SECRET - Si la distance était une difficulté de base, elle nous effrayait beaucoup moins que celle qui consistait à garder le secret des opérations, aussi bien à l’esprit des autres français que des allemands. Les expériences précédentes des tentatives de tunnels dans d’autres baraques nous prouvaient qu’il fallait a tout prix conserver un secret absolu. Jusqu’alors, tous les tunnels avaient été découverts en cours de travaux par les allemands, à cause de faux-frères, de mouchards, d’allemands, déguisés en français, qui savaient tout ce qui se passait à l’intérieur des baraques à cause souvent d’innocents bavards qui passaient leur captivité à faire leur concierge. Il était donc indispensable de conserver le secret jusqu’au bout ; nous décidons donc dans ce but que :
1/ Les compagnons d’évasion de Carayol, Bricard et Pascal, étrangers à la chambre, ne seront prévenus par leurs co-équipiers que huit jours auparavant
2/ Le tunnel partira de la chambre même et qu’un système de trappe invisible devra être conçue.
3/ Seul le vieil ordonnance de la chambre qui vient faire notre ménage sera mis au courant ; nous pouvons avoir une entière confiance en lui et allant dans des corvées extérieures au camp, il peut nous être utile.
4/ Pas un grain de sable ou un caillou ne sortira de la chambre ; à nous de trouver le système de caser les déblais sans sortir de la baraque.
5/ Pas un seul matériel, planche ou outils ne rentrera, tout devra être trouvé par-dessous et une chambre sera creusée en premier lieu comme emplacement de travail souterrain pour confectionner nos outils.
6/ Cette chambre sera utilisée de même pour nous revêtir et dévêtir de nos vêtements de travail, afin qu’aucun de ceux-ci ne se retrouve à l’intérieur de la chambre ; les fouilles d’allemands consistaient souvent, en effet, à rechercher les vêtements tâchés de sable ou de terre, car cela leur permettait de découvrir à coup sûr un tunnel.
7/ Nous ferons nous-mêmes, dans notre chambre, notre officine de faux papiers et de confection de vêtements civils, creusant pour cela des cachettes dans les pieds de nos tabourets ou les bois de nos châlits.
8/ Ce n’est que le lendemain de notre départ que ceux de la chambre qui restent, préviendront le reste du camp de l’existence du tunnel.
9/ Il nous est interdit de parler entre nous du tunnel en dehors de la chambre, et ceux qui ne travailleront pas, feront preuve d’activités extérieures à la chambre, afin de ne pas soulever les soupçons des autres camarades du camp.
10/ A la moindre alerte, nous arrêterons immédiatement nos travaux, ce qui nous arrivera plus d’une fois. Toutes ces conditions seront profondément gravées en nous et notre plus grande fierté, à la fin des travaux, c’est d’avoir pu les observer et d’avoir conservé le secret intégral, même pour les chambres voisines sous lesquelles nous devions travailler.
DEBLAIS - Sérieuse difficulté de travail. Le sable foisonne et 100 mètres de tunnel ne se placent pas n’importe où. D’autre part, il n’est pas question de sortir le sable de la chambre et d’aller -comme certains- l’essaimer dans le camp ; solution facile, mais le secret ne durerait alors pas huit jours. Il n’y a qu’une solution : combler avec les déblais l’espace vide entre le plancher de la baraque et le sol, c’est-à-dire, à peine 30 cm de moyenne sur une superficie de 20 x 5 = 100 m2 ; un simple petit calcul nous démontre cette solution bien insuffisante. Nous démonterons alors le 2ème plancher de la baraque, afin de donner 10 cms de plus de hauteur ; en effet, les planches (planche IV) se composaient de deux épaisseurs de planches entre lesquelles un fort papier goudronné. Cela ne constitue pas encore un espace suffisant ; nous décidons alors de creuser un 2ème tunnel pour atteindre le dessous de la 2ème baraque sous laquelle le tunnel doit passer et nous comblerons ainsi cette nouvelle baraque en faisant en sorte de ne pas éveiller les soupçons de ceux qui y habitent ; solution dangereuse, car les habitants de cette baraque sont des ordonnances, donc ayant des mouchards. Enfin, il n’y a que cette solution de possible. Et encore, pourvu que les allemands n’aient pas l’idée de sortir les planches qui habillent les bas des baraques, découvrant ainsi tous nos travaux ; enfin, à la grâce de Dieu. Nous savons prendre des risques !
BOISAGE - Etant donné la longueur des travaux, leur durée et surtout les éboulements possibles, il faudra absolument boiser le tunnel, mais avec quoi ; puisque nous devons enlever le deuxième plancher pour donner plus d’espace aux déblais, nous nous servirons donc des planches, les scierons à la dimension, mais cent mètres représentent une quantité importante, il nous faudra aussi le deuxième plancher de l’autre baraque sous laquelle nous devons passer ; à l’expérience, nous verrons ces planches encore insuffisantes et nous réduirons peu à peu les dimensions de notre tunnel (en coupe) au fur et à mesure que nous avancerons et que nous constaterons que notre provision de planches s’épuise. S’il le faut, pour les denier mètres, nous envisageons de prendre les planches de nos châlits et de les remplacer par une toile tendue en forme de hamac, sûrement aussi confortable que les planches pour dormir.
Telles sont les quatre grandes difficultés auxquelles nous nous heurtons dès le départ ; l’avenir nous en réserve encore de nombreuses, ne serait-ce que l’éclairage, la ventilation, les transports (chariot et cordes) et les conditions même de travail ; mais, avoir pour le prix de ces efforts, reconquis notre liberté, c’est être largement payés et pour cela nous ne reculerons devant rien. Si nous échouons, nous recommencerons, si nous réussissons, nous ferons connaître aussitôt nos exploits à nos camarades de camp pour qu’ils en fassent autant. Car, malgré tous les avertissements des allemands qui menacent de tirer sur tout officier qui s’évadera et malgré les conseils de la néfaste Mission Scapini, chargée de nos intérêts, le devoir de tout prisonnier, et en particulier de l’Officier, est avant tout de s’évader. Nous ne regrettons qu’une chose, c’est qu’il n’y ait pas plus d’enthousiasme pour les évasions et que certains, même par une sotte crainte de représailles, désapprouvent toute évasion ; ceux-là préfèrent passer tranquillement leur captivité, des pantoufles aux pieds et un jeu de belote dans les mains. Nous avons la chance de ne pas appartenir à cette catégorie, car nous, nous voulons vivre et agir en français.
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