1945. Dernière semaine de Janvier. Partir ou ne pas partir...
Quand même, dispositif d’alerte et, le dimanche soir, on fait une luge (1).
lundi 29 janvier 1945
Départ. rassemblement 8 h. Départ à 11 heures à travers ARNSWALDE en train d’évacuer (2),
puis à travers la tempête de neige. Etape très dure dans les chemins de traverse. Arrivée à 11 heures du soir.
La luge mal équilibrée s’est souvent renversée mais a permis cependant d’emporter pas mal de vivres :
5 pains pour JACHEET et pour moi (3). Logés, après 1 heure d’attente dans la neige, dans la paille.
Pas le temps de sortir les couvertures. Ai eu très froid (4). 27 km.
mardi 30 janvier 1945
Etape de 28 km. Traversé PYRITZ à la nuit tombante. Ville en état d’alerte. Neige épaisse ; étape dure.
Très mal logés dans un grand hangar. Je dois " dormir " accroupi, mais bien couvert, ça va (5).
mercredi 31 janvier 1945
13 km seulement, mais après une pareille nuit, très fatigué, je ne tiens pas le coup et JACHEET
doit me réconforter. Touché enfin une " soupe " chaude. Nuit confortable en comparaison des précédentes.
jeudi 1er février
18 km mais rendus très durs car le dégel est venu et tirer la luge par ce temps est un sport !
Le soir, le traîneau a perdu 5 cm de haut et nous sommes, JACHEET et moi, très fatigués. Cantonnement convenable à part ce détail que je suis couché sur le charbon. Je prépare le sac car demain, pas question de luge.
(1) La luge a été faite avec des planches de mon lit, découpées au couteau-scie ! (2) On laissait nos gros bagages qui devaient suivre ( on ne les a jamais revus ). (3) On avait récupéré des pains abandonnés par des camarades... qui ont dû bien le regretter. (4) Jour sans ravitaillement. La luge a perdu 1cm par le frottement. (5) et j’ai eu de la chance : ceux qui sont arrivés plus tard ont couché dehors et il fait moins 1O°. 2ème jour sans ravitaillement.
vendredi 2 février 1945
Chandeleur. Pas question de crêpes aujourd’hui, A 11 heures hier soir, alerte, réveil et à 2heures départ
pour une étape de 25 km. Le sac me coupe les épaules car il est lourdement chargé. Pour comble, la semelle
de ma chaussure se décloue et je dois l’assurer avec une ficelle. C’est comme cela que je termine l’étape.
Alors que les jours précédents nous avons traversé des villages où la population, ma foi accueillante, nous offrait de l’eau chaude, du pain même, aujourd’hui, c’est une étape sur l’autostrade, (6), sans eau, (7). Traversé l’ODER entre 3heures et 4heures : 2 grands bras avec marécages. Le fleuve est gelé ; c’est tout ce que je vois de la route car je me cramponne pour tenir. Le sac est lourd, (8). Les Km s’allongent et les genoux font mal. JACHEET est très fatigué, moi aussi, (9). Touché une soupe chaude. Fait un lait chaud en arrivant. Ça va tout de suite mieux.
samedi 3 février 1945
Repos. JACHEET cuisine un riz délicieux. Pas touché de pain depuis le départ où on nous en avait donné
2,400 Kg. Heureusement que le traîneau avait permis d’en emporter davantage.
Souliers foutus.
Décidément j’avais bien fait d’en prendre une 2ème paire. Journée reposante. (10).
dimanche 4 février 1945
Repos. On a l’impression qu’ils ne savent que faire de nous. JACHEET a cravaté un poulet !
on essaie d’en manger cru, ça ne vaut rien. Les feux sont interdits.
lundi 5 février 1945
Départ 8h. Etape de 25 km, dure. Mes épaules me font grand mal et mes genoux aussi.
1ère partie sur l’autoroute et fin sur de mauvais pavés ou dans une boue épaisse. Logés dans une bergerie.
En arrivant, cuisson délicieuse. (11 et 12).
(6) Autostrade Berlin-Stettin. (7) Certains mangent la neige, mais quelles coliques. (8) BOUDOT abandonne
une belle couverture. Je la prends. (9) Sur les 800 de la colonne, nous arrivons peut-être une vingtaine.
(10) Nous sommes dans une grande ferme, couchons dans le hangar parmi le seigle non battu. On en mange,
le grain ( cru bien sûr). (11) Du poulet capturé la veille. (12) Jusqu’à la traversée de l’Oder, les gardiens n’en menaient pas large, ayant peur d’être prisonniers à leur tour ( à PYRITZ le 2ème jour on entendait le canon). Certains en ont profité pour quitter la colonne ? Peu ont réussi à rejoindre les Russes. Les autres, après une vie errante, nous ont rejoints à l’oflag 83. La colonne est gardée avec des chiens qu’on n’hésite pas à lancer sur nous. Un camarade est mordu au bras près de moi.
mardi-gras 6 février 1945
Repos. De plus en plus, impression qu’on est embarrassé de nous. Toujours pas de pain et ces Messieurs
sont au regret, mais ... touché pourtant une soupe mais c’est maigre.
mercredi 7 février 1945
10ème jour d’exode et 7ème étape. 18km dont la dernière partie sur la route alors qu’hier, jour faste,
nous avons eu 3 soupes à l’avoine, 1/4 de bouillon et c’est tout et pas de pain. Bergerie.
jeudi 8 février 1945
1/4 de bouillon chaud et 1pain pour 9, voilà tout ce qu’on touche ; avec cela, en route pour la 8ème étape et le 11ème jour de balade. La question nourriture devient grave : marcher avec çà ! eux, ils regrettent beaucoup, mais ne peuvent faire mieux ! Quand cela finira-t-il ? Notons qu’hier nous avons traversé plusieurs villages accueillants où les gens donnent sans contre-partie ce qu’ils ont. Il y en a qui ont bon cœur.
Traversé à midi PRENTZLAU, ville importante, (13). Grosse activité aérienne au camp près de la ville.
Cantonné dans un petit village à 14 km. Etape d’aujourd’hui 22 km, çà va, à part mes chevilles emportées.
Le temps était favorable, ni trop froid, ni pluvieux. La campagne est beaucoup plus accueillante
qu’à GROSS-BORN : silhouettes de clochers dans un paysage doucement mamelonné, champs, bois et bosquets, visage sympathique.
vendredi 9 février 1945
12ème jour d’exode. Repos dans une petite ferme. Avons couvert 176 km depuis ARNSWALDE.
Jour faste pour la nourriture. Bien logés dans la petite ferme.
samedi 10 février 1945
13ème jour d’exode. Quand nous partons pour la 9e étape, un léger gel a durci le sol ; un soleil clair rend
la marche plus agréable, mais après quelques km, nous quittons la grand-route et la marche sur des pavés
et dans la boue recommence. Après 15 km, halte dans une grange. Cantonnement médiocre.
Total 191 km. Nous pouvons pourtant cuire du riz, (14), et, sous la cendre, des patates gelées, (15),
non sans mal car le bois est vert et il fait triste temps. JACHEET attrape froid. (13) Vu une forteresse volante abattue près de la route. (14) De nos provisions transportées à dos depuis ARNSWALDE.
(15) Récupérées dans un silo ; dans la confusion de l’arrivée, avant la mise en place des gardes et des consignes.
dimanche 11 février 1945
Hier soir, bien que nous soyons arrivés au cantonnement vers 1 heure 1/2, il a fallu attendre 7 heure du soir pour qu’il soit distribué, dans la plus complète obscurité, 1/4 de bouillon puis 2 ou 3 patates en robe.
Est-ce insuffisance ou négligence, les deux peut-être ?. Départ ce matin pour la 10ème étape après une attente très longue qui refroidit les pieds, si bien que, le temps étant froid, il me faut 2 heures pour me sentir à l’aise
et encore ! d’autant plus que mes talons sont toujours emportés et puis les 10 premiers km sont faits sur de mauvais pavés, ce qui est plus pénible. Peu à peu, cependant, ça va mieux et après la traversée de FELDSBERG, ce qui double les 200 km, je ne sens plus les pieds. Nous longeons un grand lac et arrivons à l’étape pas trop tard. Surprise agréable : une soupe chaude nous attend : c’est la 1ère fois. Logés dans une grange, pas trop mal.
lundi 12 février 1945
Nuit médiocre car il a gelé dur et je suis près de la porte qui ferme mal. Repos aujourd’hui pour le 15ème jour d’exode. Toujours sans précision sur notre sort après 211 km.
mardi 13 février 1945
Mardi gras ! Je suis couché près de la porte de la grange qui, mal fermée, a laissé entrer la neige et je me suis réveillé avec la paille de mon "lit" couverte de neige. J’avais bien senti le froid et plutôt mal dormi !
Repos ici. Il fait froid. Il faut rester dans la grange, enfoui dans les couvertures sans même pouvoir se laver.
mercredi 14 février 1945
Bonne nuit. Toujours ici. Soupe un peu moins mauvaise.
Jeudi 15 février 1945
Rejoints par un gros détachement de traînards. Parmi eux GRIVEAU et MENANT. Beaucoup mieux traités,
ils sont passés par l’Oflag belge, ce qui nous a permis de fumer.
vendredi 16 février 1945
La journée d’hier a été désastreuse ou moi : j’ai perdu dans la paille tout ce que j’ai voulu ! situation stationnaire.
samedi 17 février 1945
La question nourriture reste toujours la préoccupation essentielle de tous car les vivres alloués sont uniquement des pommes de terre et en petite quantité. Hier, comme "ils" ont donné une soupe chaude,
le soir " ils " ont supprimé le pain ! Temps frais.
dimanche 18 février 1945
Finie, la pause ! Le soleil se lève rouge et Il gèle assez fort lorsque nous partons de cette ferme où nous partons
de celle où nous sommes depuis 8 jours. Etape de 18 km environ, pas désagréable car pour la 1ère fois, je n’ai pas de sac ! Cantonnement dans une ferme où nous faisons cuisine.
Traversé une forêt splendide où sapins et hêtres rivalisent de beauté – et les faines sont bonnes !.
lundi 19 février 1945
12ème étape. 25 Km pénible ; pour moi, c’est long et la nourriture est composée uniquement de quelques patates ; plus de sucre ni de bonnes choses qui nous soutenaient au départ d’ARNSWALDE et ce n’est pas 3 patates qui soutiennent. Cependant la nuit fût bonne… sous une batteuse !.
mardi 20 février 1945
13ème étape. Départ 11 heures 30 après une soupe chaude exigée par le Colonel ! C’est la 1ère fois.
On parle d’embarquement en chemin de fer, mais sait-on jamais ? Le chemin est de 14 Km
que je trouve bien longs. Logement chez la baronne, (16), dans une grande ferme à 9 Km de WAREN.
Nuit exécrable cependant parce que trop serrés, (17).
mercredi 21 février 1945
On ne se défend pas mal. Ce soir, vive Henri IV, (18).
jeudi 22 février 1945
Coup de main sur pommes de terre, (19), et ce soir j’ai du pain grâce à JACHEET, (20).
(16) Ainsi est baptisée la propriétaire. (17) C’est là que j’ai vu un surveillant en tenue impeccable…
et les polonaises pieds nus, vêtues de chiffons, raclant la boue : maître et esclaves ! (18) JACHEET a capturé une poule ! (19) Il s’agit, bien sûr de récupération. (20) Le dépôt de pain, dans un bâtiment, était gardé par devant. Mais un camarade s’est introduit par une lucarne de derrière et bien des boules de pain ont disparu
par cette ouverture !
vendredi 23 février 1945
Touché hier matin un colis américain par personne, (21). Quelle richesse et quelle volupté de griller quelques cigarettes. Je passe la plus grande partie de mon temps à cuisiner sur un feu de campement :
pommes de terre sous la cendre ou en. purée, j’en absorbe des quantités...
samedi 24 février 1945
Le séjour chez la " baronne " continue, ce qui lui coûte cher : pour le feu de campement, tout ce qui est bois disparaît. Nous partons demain par la route : 25 km paraît-il.
dimanche 25 février 1945
Dans la nuit, contrordre : c’est par le train que nous partons ; j’aime autant ça. Embarquement à WAREN
après une étape de 10 km. Ville encombrée de réfugiés dont les charrettes passent depuis des jours.
Aux issues, il est visible que l’on attend du monde, (22). Embarquement dans un wagon de voyageurs,
mais à 12 par compartiment. Le train part vite et file. Dans la nuit, entrevu les ruines d’un port, (23).
Ville fantôme, ville morte ou ne subsiste nulle vie. Guère question de dormir sans courbatures.
lundi 26 février 1945
Dans la matinée, débarquement à, BREMERWORDE. Et, après une attente interminable, en route !
Etape dure, (24), dans le crachin à travers un morne pays d’Europe du Nord : bois maigres de sapins, tourbières, étendues inondées et sur tout cela un ciel livide et froide. Arrivée au Stalag XC, (25). Parquages dans de grandes baraques sur le sol nu et nous sommes surpressés. La nuit est bonne pourtant malgré le sol dur.
(21) Colis de la Croix Rouge. (22) Barrages de troncs d’arbres, ouvrages défensifs. Hambourg avait été bombardé très fortement. (23) Hambourg avait été bombardé très fortement. (24) En nous voyant passer, des prisonniers, des civils même, nous apportent des seaux d’eau. Les gardiens les renversent ! (25) Fouille très poussée.
Mardi 27 février 1945
On attend, (26). Resterons-nous ici ? Non, paraît-il. En tout cas, les rations sont encore diminuées :
1 pain pour
8 et 235 grammes de pommes de terre ! par contre, la soupe est nettement plus abondante qu’à ARNSWALDE.
Le Stalag est immense et contient Polonais, Russes, Italiens... Nous sommes très resserrés.
mercredi 28 février 1945
Touché une carte de correspondance, enfin ! On a dû être inquiet chez moi. JACHEET m’occupe à fabriquer
une choubinette, (27), histoire de tuer le temps. JACHEET est malade : pointe de bronchite, (28).
Jeudi 1er mars 1945
Par détachements de 200, les départs ont lieu vers le nouveau camp. Pluie toute la soirée.
Je fais partie du dernier détachement. Je reste confiné dans la baraque.
(26) Les barbelés sont à 1 mètre de la baraque. Cafard. (27) C’est un réchaud fabriqué avec des boîtes
de conserve et fonctionnant au papier ! (28) On a pris une douche.
vendredi 2 mars 1945
Nuit très froide avec un vent de tempête. JACHEET, toujours couché, doit me quitter pour l’infirmerie,
à mon grand chagrin. Il y a plus d’un mois que je ne me suis pas déshabillé. Les étapes sont bientôt terminées.
Si je devais tirer quelques conclusions de ce long voyage, je dirais :
1) porter toujours à portée de la main de quoi manger et se couvrir,
( faute de cela, j’ai couché sans couverture la 1ère nuit).
2) A l’arrivée au cantonnement, aller reconnaître les lieux car c’est à ce moment qu’il y a quelque chose
à grappiller, ( cela, je l’ai mis en pratique).
3) J’ai été étonné de ma résistance, ne me croyant pas capable de supporter de telles fatigues.
4) Profiter des moindres moments pour se reposer et manger, (cela, faute de ravitaillement, je n’ai pu,
hélas le mettre en pratique).
5) Ceux qui sont disciplinés comme moi sont désavantagés par rapport à ceux qui lambinent et trouvent
à glaner, alors que j’ai toujours suivi la colonne, mettant un point d’honneur à faire toutes les étapes à pied.
Ainsi ceux qui tirent au cul ont eu de bonnes occasions de ravitaillement - amère déception.
6) Contrairement à ce que voulait faire JACHEET, nous avons suivi docilement. Ceux qui sont restés
en arrière ont eu moins de peine et beaucoup plus d’avantages. Je regrette de ne pas m’être arrêté en chemin
et d’avoir continué malgré l’insistance de JACHEET, (29).
7) Je suis fatigué, très fatigué, JACHEET aussi. J’ai lu ( pour la 1ère fois depuis le départ) moi qui lisais tant. Mais je n’arrivais pas à m’intéresser aux quelques notes que j’ai pu sauver.
samedi 3 mars 1945
Beaucoup d’avions dans le ciel qui brillent au soleil. Excellentes nouvelles du front de l’Ouest.
Anniversaire (8 ans) du fils de JACHEET, que nous fêtons de notre mieux, ce qui est fort peu, hélas !.
dimanche 4 mars 1945
De mieux en mieux. La ration de pain est ramenée à 1 pain pour 9 ( ce qui fait 200 g).
La famine à bref délai. Demain épouillage puis départ. Il ne reste pas grand-chose du colis américain.
Cuisiné toute la soirée : riz et saumon, quel bon repas !
(29) Là, j’avais tort de penser cela : ceux qui sont restés en arrière en attendant les Russes ont ou avec eux
des contacts un peu rudes ! non seulement on leur a pris tout ce qu’ils avaient, mais encore ils ont été traités rudement, surtout au début.. . et ils sont rentrés par Odessa en juillet !
lundi 5 mars 1945
Pour la 1ère fois depuis 35 jours, j’ai quitté mes vêtements pour l’épouillage. Dans quel état ils se trouvent : chemise noire, chaussettes sans talon ni bout, caleçon crasseux. Mais l’eau de la douche a semblé bonne.
mardi 6 mars 1945
Nous avons fait du feu dans la baraque et la nuit a été excellente. Départ pour la gare, (30). Encore 12 km. Enfermés immédiatement à 50 par wagon. Impossible de se déplacer et obscurité complète.
Quelle nuit épouvantable. Genoux très douloureux ainsi que les fesses. Guère fermé l’œil. vrai supplice, (31).
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