
Depuis  la mi-septembre 1939, les douze Compagnies du Régiment,  étalées sur un front de 40 à 50 kilomètres ont peiné rudement, sans repos et  sans gloire. 
    Sans  aucun des moyens mécaniques dont l'ennemi était si richement doté, sans autre outillage que la pelle, la  pioche et la barre à mine nos pionniers ont  creusé des kilomètres de fossés antichars ou de canalisations téléphoniques,  planté des hectares de réseaux barbelés, coulé des blockhaus et laissé la trace profonde de leur patient effort tout au  long de la frontière, de Charleville à Rocroi et de Maubeuge à Valenciennes. 
    Lorsque s'est déclenchée l'offensive allemande il y  avait encore, tant sur le front des Ardennes que sur celui du Nord, de  nombreuses fissures mais aucun des anciens, de ceux qui avaient vécu Verdun,  notamment, ne doutait qu'on ne puisse résister  des semaines et des mois aux assauts les plus redoutables et aux moyens mécaniques les plus modernes. 
    Si toute cette organisation formidable s'est lamentablement  écroulée en quelques jours le courage et le  moral de nos troupes, mêmes inférieurs à ceux  de la grande guerre, ne sont pas seuls en cause. Cette débâcle a d'autres causes profondes, diverses et multiples. 
    Celui qui n'a été qu'un acteur obscur et de second plan  de ce grand drame de l'histoire ne peut que  rapporter honnêtement, fidèlement ce qu'il a eu sous les yeux. C'est ce qu'il  fait. A d'autres de faire, de milliers de témoignages semblables, une vaste synthèse, de dégager les causes  profondes, d'établir les responsabilités et d'en tirer pour l'avenir et la  génération qui suit des enseignements féconds. 
  
    Nous sommes aux premiers jours de Mai. Trois semaines  auparavant, une alerte nous a tenus sous pression durant 5 ou 6 jours. Le  bruit, alors, a couru, que nous allions être postés en avant pour occuper,  préventivement, le Canal Albert, cette ligne d'arrêt formidable mais qui ne  vaut que par la qualité des troupes chargées de sa défense. Puis les jours ont  passé, l'alerte a pris fin, tout est rentré  dans l'ordre et chacun de dire, parmi nous : "c'est une partie remise et  une occasion manquée, lorsque l'Allemagne attaquera la Belgique, nous  arriverons trop tard !"
La  5ème et la 8ème Cie après avoir achevé leurs travaux aux abords de la Longueville ont glissé vers la gauche du  secteur du Corps d'Armée en lisière de la célèbre forêt de Mormal. 
    La 5ème Cie a pris ses cantonnements au début du mois  dans le petit village d'Amfroipret et au Cheval  Blanc à 6 km de Bavay. C'est à Bavay que s'est installé l'Etat-major du  Bataillon, Bavay la ravissante et antique cité de la reine Brunehault, au  centre de la petite ville une série de grandes routes, toutes droites,  empruntant, toutes, le tracé des voies romaines, ces autostrades de  l'antiquité. 
    C'est dans ce cadre champêtre et riant, riche en pâtures  et en arbres fruitiers, que nous allons prendre  brusquement le départ pour la grande aventure.  Nous pressentons tous qu'elle sera redoutable mais personne ne doute que nous n'en sortions vainqueurs ! 
Vendredi 10 Mai
    Aux premières heures du jour la TSF propage la nouvelle de  l'invasion de la Belgique et de la Hollande. Le fermier chez lequel je loge me  guette, au sortir de ma chambre, pour m'en faire part. 
    Malgré l'heure matinale la Compagnie a déjà quitté le cantonnement  ; elle est aux douches à Bavay. Je pars aussitôt l'y rejoindre en bicyclette.  Six kilomètres, à toute allure, dans la fraîcheur du matin et j'arrive à  l'usine Derome où sont installées les douches. Dès en arrivant je constate de  l'inquiétude et de l'agitation dans le personnel. Nos hommes connaissent la nouvelle  : déjà le Capitaine Danglard a fait savoir à la Cie qu'elle devait rejoindre au  plus tôt son cantonnement. Je tiens cependant à faire terminer les douches. Je  prends la mienne le dernier, charge l'adjudant François de ramener le  détachement et file au bureau du Bataillon où je retrouve Danglard et le Lt  Huet. Ils me confirment les informations de la TSF. Déjà l'alerte n°3 aété donnée, le dispositif  "Dyle" joue, et nous devons décoller, le soir même, sur le circuit  S2, dans le sillage de la Division Marocaine. 
    Je rejoins en hâte le Cheval Blanc où le Lt Druet m'attend pour  déjeuner, impatient et inquiet. Le ménage belge chez lequel nous prenons nos  repas fait peine à voir ; le mari doit rejoindre son centre mobilisateur sans  délai. Pendant que nous déjeunons des chars défilent déjà sur la route du  Quesnoy en direction de Bavay, échelonnés de 50 m en 50 m. Tintamarre  assourdissant et grosse impression de puissance ; c'est ce que nous avons de  plus moderne comme matériel. 
    J'écris quelques lettres. C'est la grande aventure qui commence et  il est bon qu'on ne s'inquiète pas, outre mesure, si le courrier se fait rare  ou moins régulier. Je surveille ensuite les préparatifs du départ, le  chargement des voitures et je vais à Gommegnies, prendre les ordres du Colonel  Vendeur du 7ème Marocains avec lequel nous devons marcher. 
    A 20 h. la Cie est rassemblée à la sortie du village avec la Cie  Druet, la 8ème. A 21 h. le bataillon tout entier prend place dans la colonne du  7ème RTM qui s'ébranle en direction du Nord. 
    La nuit est claire, sereine, une belle nuit de Mai mais la route  est longue, le chargement pesant et l'allure des Marocains trop rapide pour nos  lourds pionniers. Déjà les chemins pavés font leur apparition et c'est une rude  épreuve pour les pieds. Dans le lointain et le silence de la nuit, bruits de  convois, roulement confus : par toutes les routes praticables c'est une armée  entière qui déferle vers la Belgique. 
    Vers minuit nous traversons la frontière, sans plus de cérémonial  qu'un simple passage à niveau. Des Civils à brassards et des douaniers nous y accueillent  très simplement et nous repartons de l'avant. Aussitôt après la frontière nous  atteignons une grande forêt dont la traversée nous demande plus de deux heures  et dont le mystère impose silence aux conversations ; des rossignols, que le  passage de la colonne ne semble pas impressionner, chantant éperdument. 
Samedi 11 Mai 
    Lorsque nous atteignons le gros bourg d'Eugies, terme de notre  première étape le jour se lève. Des civils, pour la plupart vétérans de la  grande guerre, nous guettent au passage pour nous guider vers nos cantonnements  respectifs. La 5ème Cie occupe une Ecole de filles dont les classes ont été débarrassées de leur matériel et dont les planchers sont  nus. Les fourgons et les roulantes s'échelonnent sur le trottoir. Petit à petit  le village s'éveille, des fenêtres s'entrouvrent, des visages intrigués  apparaissent. Première vision de la Belgique d'une Belgique encore heureuse et  paisible. La Cie casée et le jus servi je me fais conduire à la chambre qui  m'est attribuée. Mes hôtes sont déjà levés et m'attendent, malgré l'heure  matinale. Réception chaleureuse, petit déjeuner copieux, conversation animée.  On tient à fêter dignement le premier officier français de passage. Le mari est  très fier d'une ressemblance effectivement assez marquée avec le Pt Lebrun ;  son épouse, par certains détails et son exubérance me rappelle Madame Hausser.  Chambre toute blanche, confortable, méticuleusement propre, avec vue sur le  petit jardin aux tulipes. Et, maintenant, quelques heures de sieste  bienfaisante.
    Midi. Je ne me sens pas le courage d'aller rejoindre les camarades rassemblés à l'autre bout du village. Il en est  de même du Lt Druet, mon voisin. Nous trouvons sans peine un petit restaurant  voisin qui nous prépare à déjeuner. Nous essayons de prendre le communiqué en TSF  ; rien à faire, toutes les émissions doivent être brouillées.
    Aussitôt après il faut préparer l'étape de la nuit suivante. Je m'installe dans la salle à manger de mes hôtes pour étudier  notre itinéraire et l'ordre de marche qui m'a été remis. Dans la pièce voisine,  ronflements puissants ; je passe la tête sans bruit et je vois le Caporal  Bresson affalé dans un fauteuil du salon et qui récupère sans discrétion. Pour  terminer l'après-midi, goûter et bavardages avec nos deux braves belges. Nous  prenons, cette fois, notre dîner en commun dans une maison particulière où l'on  s'est fait un plaisir de nous recevoir. La demoiselle de la maison qui nous  sert, a peine à cacher son émotion, une émotion qui nous surprend un peu.  Lorsque nous partons elle reste sur le pas de la porte et nous crie " je  prierai pour vous tous, bonne chance !".
    A 21 heures, toutes les Cies sont groupées au Carrefour de  l'Eglise et la montée vers le Nord reprend. Danglard m'a confié la surveillance  du convoi des voitures groupées en queue de la colonne. Nombreux coups de  gueule pour mettre de l'ordre dans le convoi et stimuler les conducteurs. La  route est dure, les grandes routes sont réservées aux convois autos et aux  divisions motorisées. A nous les chemins détournés, étroits, tortueux,  affreusement mal pavés. Tout l'itinéraire est parfaitement balisé ; les petites  lanternes cubiques à lumière diffuse, posées au ras du sol semblent autant de  gros vers luisants dans l'herbe et jalonnent les tournants et les carrefours. 
    La marche se poursuit de plus en plus pénible. Au fur et à mesure que nous progressons, les unités commencent à se  mélanger et déjà nous dépassons quelques traînards. Notre colonne est  fréquemment coupée par des convois autos, nous n'avançons plus que par à-coups.
Dimanche 12 Mai
    Lorsque nous atteignons Bracquegnies, notre point de destination, il fait déjà grand jour ; il y a dix heures  que nous marchons. Les derniers kilomètres semblent interminables. Les Cies  débouchent enfin sur la place de l'Eglise, après avoir traversé le canal. Je ne  puis m'empêcher, au passage, de dire assez vertement ce que je pense au Sergent  Fauvel qui, frais et dispos, au volant de sa voiture, contemple, le sourire aux  lèvres, le défilé des hommes harassés. 
    Ma Cie échoue dans un patronage. Les hommes, au fur et à mesure qu'ils arrivent, s'affalent dans la cour, se  déchaussent, contemplent leurs pieds meurtris et blessés. La plupart  s'endorment sur place, à même la terre, séance tenante.
    Ici, premières traces de la guerre et du passage des avions.  Quelques bombes qui visaient la voie ferrée se sont égarées, la veille, sur les  maisons voisines. La maison où je suis invité, spontanément, à venir prendre un  café chaud, n'a plus de vitres et des éclats sont venus y blesser grièvement  une jeune fille ; un lambeau de chair que l'on me montre est resté collé au plafond. 
    Nous circulons un instant en ville, Danglard et moi, et nous nous  heurtons à un groupe d'officiers belges, les premiers que nous rencontrons  depuis notre entrée en Belgique. Présentation, accueil très cordial, apéritif.  Pas de renseignements précis sur la situation. Nous déjeunons, tous réunis, au  restaurant. Je vais ensuite dormir quelques heures chez le coiffeur de la  grande rue où ma chambre a été retenue et où Delarue a déjà déposé mon barda.  C'est une sage précaution car nous passerons encore la nuit prochaine sur la  route. 
    Quelques alertes en cours d'après-midi. J'ai peine à réaliser que  c'est aujourd'hui Dimanche et fête de Pentecôte. A quatre heures le coiffeur et  sa femme m'offrent à goûter et déplorent que je ne sois pas venu déjeuner avec  eux, ils comptaient sur moi à leur table. Leur fils est là, un bambin de dix  ans très fier de son calot de soldat belge, qui m'observe et me détaille avec  intérêt. 
    A 21 heures, départ. Aussitôt après avoir quitté Bracquegnies nous  traversons Frameries, petite ville toute en longueur. La population, très dense  est sur le pas des portes et le long des trottoirs et nous regarde défiler en  silence. Nous gagnons la campagne. Le balisage se poursuit, nous épargnant  toute hésitation quant à la route à suivre. Les étapes avec la fatigue  accumulée et le manque de sommeil deviennent de plus en plus pénibles. Je  renonce à marcher seul, je marché tantôt avec Tourgis, en tête de colonne,  tantôt en queue avec le Docteur Dervaux. Nous faisons un effort pour maintenir  la conversation et pour ne pas être assommés brutalement par le sommeil. La  colonne s'étire de plus en plus, on commence à voir de nombreux traînards,  affalés sur les talus et les tas de pierres. A un moment donné je me trouve  retenu assez loin en arrière par la surveillance des voitures qui ont perdu le  contact avec la colonne. J'en profite pour monter dans la 202 et aussitôt  assis, je m'y endors. Le conducteur est dans le même état que moi et, par deux  fois en moins de 500 m nous versons dans le fossé et n'en sortons que grâce à  l'intervention des Marocains qui nous en tirent à la force du poignet. La  voiture est indemne mais je préfère décidément terminer la route à pied.
Lundi 13 Mai 
    L'étape semble interminable, la cadence de marche est de plus en  plus ralentie. Les jambes coupées par cette allure je prends les devants avec  Danglard et, en activant un peu, nous atteignons Pont à Celles, notre point de  destination vers 8 h du matin. Une heure après, les premiers éléments du  Bataillon apparaissent. A la 5ème Cie échoit encore une école au centre du  bourg, tout près de la place de l'Eglise. Toute la matinée les traînards,  épuisés, vidés, rejoindront isolément ou par petits paquets, ployant sous la  charge du sac, du fusil, des musettes. 
    Nombreuses troupes dans le village. Nous y avons été devancés par  des tirailleurs marocains et des chars, ceux-là même que nous verrons repartir  et défiler, dans l'après-midi, fleuris et décorés de petits étendards belges.  Le bureau du Bataillon a pris possession de la salle des mariages, au premier  étage de la maison communale. Nous nous amusons beaucoup de voir Danglard  trôner sur l'estrade, au fauteuil du Bourgmestre. Au-dessus de sa tête les  bustes en plâtre des souverains, aux murs les portraits agrandis de toutes les  victimes civiles et militaires de la grande guerre. 
    Ma chambre a été retenue dans un ménage de jeunes mariés fort  sympathiques. Beau bébé de quelques mois. Le mari est officier de réserve ; je  vois, en entrant, son uniforme accroché au portemanteau. Il doit rejoindre son  poste à l'Etat-major de Bruxelles le lendemain. Je suis immédiatement convié à  déjeuner et à dîner, mais je décline cette invitation pressante pour ne pas  être séparé des camarades. C'est en effet, à table, que, tous réunis, nous  faisons le point et réglons toutes les questions que pose le service. 
    Tôt dans la matinée, première alerte. Elles vont se succéder sans  interruption jusqu'au soir. Ce hurlement de sirène devient obsédant et agit  désagréablement sur les nerfs. Les ordres qui nous arrivent dans la journée  prescrivent le départ pour demain matin 3 h. Nous allons donc pouvoir passer  quelques heures de nuit dans un lit. 
    Un moment de détente dans l'après-midi. Je vais flâner en ville en  compagnie du Docteur qui m'entraîne aussitôt dans un magasin de tabacs.  Moi-même je me laisse tenter par l'abondance, le choix invraisemblable et les  prix et je fais, comme lui, une ample provision de cigarettes et cigares de luxe.  J'enfouis tout cela dans ma cantine, certain de pouvoir les rapporter en France  lors de ma prochaine permission. 
    Nous avons quelque peine à nous faire servir à déjeuner et à  dîner. Tous les restaurants sont envahis par les troupes et démunis de  provisions. Je rentre me coucher de bonne heure et trouve l'adjudant François  attablé avec mon hôte et quelques membres de la famille. Sur la table une  bouteille de Bordeaux est déjà débouchée, deux autres ont été mises à chambrer  dans le four de la cuisinière. Il faut trinquer et boire au delà de ce que je  souhaiterais mais refuser serait, je le sens, les peiner gravement. La  conversation risque de se prolonger. Aussi je coupe court en m'excusant, et  monte m'étendre, bien vite, sur un lit confortable.
Mardi 14 Mai 
    2 h 1/2. Delarue vient frapper à ma porte à l'heure précise. Mes  hôtes sont déjà levés. Le petit déjeuner m'attend, bien chaud, copieux,  réparateur. Nous nous séparons, non sans une certaine émotion ; nous sentons  que l'heure est grave, pour les uns comme pour les autres, cependant, personne encore  autour de nous ne pressent la tournure que prennent déjà les événements. 
    Nous décollons à 3 heures. Le jour n'est pas encore levé. L'étape  sera sensiblement moins longue que les précédentes. Nous touchons maintenant au  pays noir, au Borinage. Il fait cependant grand jour lorsque nous abordons, en  direction de Viesville, un vaste plateau sans arbres ni couverts d'aucune  sorte. Au-dessus de nos têtes les escadrilles allemandes passent sans arrêt et  nous survolent entre 1000 et 2000 mètres. Jamais encore nous n'en avions vu une  telle quantité à la fois, mais aucun avion allié pour leur donner la chasse.  Quelle cible que notre colonne qui s'étire au grand jour sur plus de 1  kilomètre. Nous ne disons rien, mais nous avons tous les mêmes appréhensions. Je  ferme la marche avec la "Celta" pour veiller sur le convoi des  voitures et, en particulier, sur l'une de celles de la Cie dont une roue est en  fort mauvais état. 
    Nous atteignons enfin Viesville, sans encombre et bien soulagés. Les escadrilles ennemies n'ont pas pu ne pas nous  voir mais nous ont dédaignés. A Viesville nous bifurquons sur le Grand Sart où  va prendre place la 5ème Cie. Les 3 autres Cies du Bataillon sont éparpillées  aux environs sur un front de 15 à 20 km. Nous voici arrivés à l'heure précise  et au point précis que nous assignait, depuis plusieurs mois, le plan d'avance  en Belgique. Quant à la division marocaine, avec laquelle nous avons fait  colonne depuis le 10, elle poursuit sa marche en avant pour prendre contact  avec l'ennemi. Jusqu'à présent tout s'est déroulé sans à-coups mais,  maintenant, de quoi demain sera-t-il fait ? Il ne nous reste plus qu'à attendre  les ordres relatifs aux travaux qui vont nous être assignés.
    Nous occupons la partie haute du village de Grand Sart, autour  d'une petite et charmante chapelle gothique en brique, tapissée de lierre. A  peine sommes nous arrivés que la sirène se met à hurler. Il en sera ainsi,  vingt fois, trente fois dans la journée, à chaque survol des escadrilles ennemies.  Les avions passent par groupes de 30 à 40, en formations impeccables ; pas une  seule fois nous ne verrons une escadrille de chez nous ou un avion qui ne soit  marqué de la croix noire. 
    Personne ne nous attend pour faire le cantonnement ; nous nous installons  à notre fantaisie. Je me suis réservé une chambre au carrefour dans la maison  d'une femme âgée et veuve, avec elle sa filleule, veuve également. Maison  cossue, confortable, avec un grand jardin potager et fruitier entretenu avec le  plus grand soin. Quant à notre popote nous l'avons installée dans une maison  voisine, chez un marchand de tissus. Un certain nombre de maisons ont déjà été  abandonnées, mais le village, très à l'écart des grandes routes, est intact. 
    Dès le début de l'après-midi nous voyons apparaître les premiers  réfugiés qui refluent de la région des Ardennes. Ils défilent par le petit  chemin creux qui tourne devant le bureau de la Cie et descendent ensuite vers  la partie basse du village. C'est alors et par eux que nous apprenons que le  Canal Albert a été franchi et les troupes alliées bousculées. La bataille  ferait rage, en avant de nous, aux environs de Gembloux. Ce pitoyable défilé va  aller s'amplifiant, d'heure en heure, jusqu'à devenir un flot ininterrompu qui  s'écoulera, sous nos yeux, pendant quatre jours. Spectacle atroce et  indescriptible. Gens harassés visages résignés, frappés de stupeur. Les femmes,  les enfants, les vieillards sont en majorité. La plupart sont chaussés  d'espadrilles et poussent devant eux des bicyclettes chargées de ballots, de  provisions. Les véhicules les plus divers et les plus invraisemblables se succèdent  : vieux coupés du siècle dernier, autos depuis longtemps à la réforme, chars à  boeufs, tout a été mis à contribution. Il y a d'extraordinaires chargements  notamment sur ces chariots belges tout en longueur où, sur une caisse étroite,  sont juchés et entassés paquets, literie, vieillards résignés, enfants  somnolents et tous les objets familiers qui ont pu être sauvés du désastre.  C'est à croire que la région envahie s'est complètement vidée de sa substance. 
    Beaucoup de ces réfugiés stoppent un instant au tournant du chemin  pour souffler quelques minutes et demander la direction de la France. Ceux qui  répondent aux questions de nos hommes évoquent avec une terreur qui se lit  encore dans les yeux les ravages de l'aviation, les colonnes de civils  bombardées sur la route, les victimes abandonnées ça et là sur les talus et  dans les champs. Tous les renseignements que nous nous efforçons d'obtenir sur  la marche des opérations et la situation des troupes sont confus et contradictoires.  Ce défilé a pour effet de semer la panique dans notre village. Je vois  plusieurs familles qui rassemblent précipitamment quelques objets précieux,  ferment leurs volets et leurs portes et se joignent, séance tenante, à cette  lamentable procession. Les autres habitants nous assaillent de questions :  "que faire ? Où aller ?". Que répondre à ces questions, toujours les  mêmes et que ponctue chaque fois, l'expression du pays, toute pénétrée de  résignation, d'une résignation qui fait mal "quelle affaire, Monsieur,  savez-vous !". Nous les renvoyons à leurs autorités municipales, mais la  plupart de ces fonctionnaires ont fui les premiers. 
    La journée s'écoule et s'achève sans ordres nous concernant et ce  silence ne manque pas de nous sembler étrange. Les hommes sont maintenant  reposés, beaucoup ont dormi en plein air, au soleil. J'ai fait occuper par mes  conducteurs une ferme voisine abandonnée ; le bétail y souffrait de la soif et  les vaches aux pis gonflés faisaient peine à voir. Je leur ai donné l'ordre de  soigner les bêtes et de récolter le lait. 
    Quelqu'un me cherche, me dit-on, dans le village. C'est un jeune  conducteur du 4ème train auto que j'ai peine à identifier et qui se présente :  Fouché de la Couarde. Je me souviens maintenant de l'avoir rencontré chez le  Pasteur Arbousset. Il conduit une voiture à chenilles et son groupe est garé  dans un petit bois à 200 m du village. Je lui promets d'aller lui rendre visite  et parler du pays. 
    Les bombardements d'avions étant à redouter par-dessus tout je  fais creuser, dans les jardins et les pâtures avoisinantes, quelques tranchées  étroites et profondes et m'efforce de faire comprendre à nos hommes que c'est  là leur meilleure sauvegarde. Le ravitaillement est toujours normal, voire même  surabondant, car des habitants en abandonnant le pays, nous ont donné, qui un  veau, qui un mouton, un boucher le contenu de ses glacières. 
    Au soir nous passons un bon moment les camarades et moi, accoudés  au mur bas de l'école, à contempler le panorama que l'on y découvre en  direction de Viesville. Nous voyons se succéder les escadrilles de bombardement  et les rangées de fumées, qui montent brusquement du sol, accompagnées de  sourdes détonations nous indiquent les points de chutes des bombes. Les avions  opèrent en toute quiétude, rien ne vient les déranger, si ce n'est une D.C.A.  timide et sans efficacité. Quant à la sirène, installée dans la cour de  l'école, elle fonctionne sans arrêt. Il y a de quoi mettre à rude épreuve les  nerfs de toute la population et les nôtres aussi, par surcroît.
Mercredi 15 Mai 
    La nuit a été paisible et, pour tous, largement réparatrice.  Encore une belle et chaude journée en perspective. De ma fenêtre j'aperçois en  m'habillant un deuxième flot de réfugiés qui défile, cette fois, par la route  du haut, celle du bas ne débitant plus assez. Le petit café, en face, regorge  de réfugiés qui se restaurent au passage, soufflant un instant et bavardant  avec nos hommes. Notre roulante est installée tout à côté, sous le hangar au  jeu de boules, et, toute la journée, elle distribuera du lait aux enfants, du  jus et de la viande aux plus affamés. 
    Le village continue à se vider petit à petit. Le bourgmestre et le  curé, loin de rassurer la population y sèment la panique et prennent la fuite  les premiers. Et, sans arrêt, se succèdent les sollicitations et les questions  angoissées des habitants sur le qui-vive. 
    Des espions et des parachutistes sont signalés un peu partout dans  le pays. Il leur est aisé de se faufiler dans cette masse mouvante de  population et il nous est impossible d'interroger et d'arrêter tous ceux qui  nous paraissent  suspects. Ils sont trop ! Il faut cependant prévoir  la descente de parachutistes dans les environs du village d'autant plus que des  ordres nous ont été donnés, impitoyables : tout parachutiste pris sur le fait  et revêtu de vêtements civils ou d'un uniforme allié doit être exécuté, séance  tenante, et sans autre forme de procès.
    Je vais faire une tournée dans le village avec l'adjudant François  et nous repérons aussitôt un château d'eau qui domine la campagne de 20 à 30  mètres et qui peut faire un excellent poste de guet. Nous installons aussitôt,  au pied de la tour, un poste d'une section et, sur le sommet du réservoir, deux  guetteurs munis de jumelles et armés de fusils-mitrailleurs. De là ils  signaleront tout ce qui leur paraîtra suspect. Je grimpe moi-même, par  l'escalier en colimaçon, jusqu'au sommet de la tour. On y découvre, de là-haut,  un panorama superbe dans toutes les directions : d'un côté les bois, la  campagne plantureuse, quelques gros villages, à l'opposé le bassin de Mons avec  des usines, des gros crassiers en forme de pyramides, le pays noir ! A ce même  instant des escadrilles allemandes apparaissent à l'horizon. Je les suis  aisément à la jumelle et je les vois bombarder la voie ferrée en direction de  Viesville et des dépôts de munitions aux abords de Gosselies. Je vois nettement  les bombardiers piquer à tour de rôle vers leurs objectifs et décharger leurs  chapelets de bombes. Le dépôt de munitions semble avoir été touché ; des  colonnes de fumée lourde s'élèvent qu'aucune brise ne dissipe et qui salissent  un coin du ciel si bleu. 
    Nous trouvons de plus en plus étrange l'abandon dans lequel on  nous laisse. Il faut prendre une initiative. Aussi, dans l'après-midi, je me  fais conduire à Viesville où doit se trouver le service de santé auquel nous  aurions déjà dû fournir des travailleurs. Je l'y trouve en pleine  effervescence. On dresse en hâte de vastes tentes, on aménage des salles  d'opérations, tout cela, en prévision d'un afflux de blessés attendus dans la  nuit. Notre collaboration est accueillie avec empressement et le médecin-chef  nous confie le soin d'aménager des pistes et des voies d'accès pour les autos  sanitaires. D'accord avec lui j'enverrai, demain matin à la première heure la  moitié de mon effectif sous la conduite de François. 
    En cours de route je ramasse le Lt Huet que son service appelle à  Gosselies que, du haut du château d'eau j'ai vu bombarder quelques heures plus  tôt. La charmante petite ville, célèbre par son Ecole Ménagère, si riante, si  plaisante est déjà fort endommagée et en grande partie évacuée. A l'intérieur  de Gosselies nous tombons à l'improviste sur le Lt Huet, l'autre, celui du  génie avec lequel nous avons travaillé cet hiver, dans les Ardennes et qu'à la  popote nous appelions "le grand sympathique". Il nous entraîne  jusqu'à son 'P.C. qu'il a installé, comme par hasard, dans une brasserie. Il  nous sert, lui-même, un demi frais tiré et nous donne quelques tuyaux sur la  situation. Il arrive de Gembloux où la bataille fait rage. Nos chars et la  division marocaine y sont engagés et tentent de s'opposer à l'avance allemande.  Il nous confirme la présence d'une nuée d'espions et de civils suspects, ce que  l'on commence à appeler, ici, la Sème colonne. Retour à Grand Sarts. 
    En mon absence le poste de garde a mis en lieu sûr, pèle mêle,  quelques civils et réfugiés particulièrement douteux. Parmi eux un prêtre  distingué, hautain, arrogant et qui prônait, au milieu d'un groupe de nos  pionniers, les mérites du régime hitlérien. Je suis absolument désarmé et ne  puis que lui intimer l'ordre de déguerpir au plus tôt. 
    Le village continue à se vider. Le fonctionnaire préposé à la  sirène a pris le large à son tour. Cette fois, bon débarras ! 
    Le soir, lorsque je rentre pour me coucher, je trouve ma propriétaire et sa filleule sur le pas de la porte. C'est  moi qu'elles guettent. Elles ont décidé, elles aussi, de partir et elles  m'abandonnent la maison, me priant, lorsqu'à mon tour je partirai, de fermer la  porte à clé et de jeter celle-ci dans un fossé. Je les regarde s'éloigner et  s'effacer dans la nuit, en direction de la France. Je suis tout impressionné de  me trouver seul, soudain, dans cette maison abandonnée et où ne restent plus de  vivants que le chat, les serins et les pigeons.
    Nouvelle visite de Fouché avec lequel nous évoquons le pays natal,  la Couarde, la forêt de l'Hermitain. Il se plaint d'être sans ravitaillement,  ainsi que ses 15 ou 20 camarades. Je m'offre à les nourrir à la roulante, ce  qu'il accepte avec empressement. 
    La deuxième journée à Grand-Sarts s'achève. Que sommes-nous venus  faire ici? Où en est la situation ? Une inquiétude que nous n'osons pas nous  avouer commence à nous envelopper. La maîtrise aérienne des ennemis, l'exode  des populations, les renseignements que nous recueillons par bribes, la masse  des suspects dont nous nous sentons environnés, tout cela crée un malaise et  une atmosphère pesante. L'entrain de nos repas de popote s'en ressent. A la  nuit on me signale, de divers côtés des lueurs inaccoutumées et des fusées d'un  type nouveau qui ne peuvent avoir d'autre objet que de signaler, au passage des  avions ennemis, la position de nos batteries, de nos convois et de nos troupes.  
Jeudi 16 Mai 
    L'adjudant François, comme convenu est parti de bonne heure, avec  deux sections, se mettre à la disposition du service de santé. Une heure plus  tard, je me dispose à l'y rejoindre, lorsque j'aperçois la colonne qui revient  sur Grand-Sarts. La corvée a été décommandée, l'hôpital de campagne que j'ai  vu, hier, s'installer et dresser ses tentes a reçu, dans la nuit, l'ordre de se  replier. Que signifie ce brusque contrordre ? Ce qui augmente encore notre  inquiétude et notre désarroi c'est que nous ne recevons ni ordres, ni  renseignements, pas plus de notre Colonel que du Corps d'Armée auquel nous  sommes rattachés. 
    Le défilé des réfugiés ne s'est pas ralenti mais, maintenant,  mêlés aux civils on commence à voir quelques soldats belges qui refluent vers  l'arrière, encore frais et insouciants, comme on rentrerait chez soi, au soir,  sa journée de travail terminée. 
    Je mets à profit ces heures d'inaction pour constituer nos équipes de brancardiers. Le Dr Dervaux et son sergent  infirmier leur apprennent à utiliser les brancards et à faire des pansements.
    Des avions sont encore venus bombarder un dépôt de munitions, tout  près de nous. Nous entendons, pendant un long moment, se succéder,  ininterrompues, de sourdes détonations. 
    Je continue à faire soigner le bétail à l'abandon dans les champs. J'en profite pour récupérer deux chevaux de trait  dont nous avons grand besoin. Le caporal Cherrier qui s'y connaît, a mis la  main sur deux superbes ardennais, à la robe rousse et à la croupe rebondie. Il  me faut maintenant trouver un chariot susceptible de remplacer, un jour ou  l'autre, notre voiture avariée.
    Jusqu'à ce jour-là notre officier de détails, notre brave Pivert,  nous a ravitaillés normalement, mais aujourd'hui le ravitaillement est  incomplet et les fourgons ont été mitraillés en cours de route. Pivert, le bon  vivant, commence à trouver que ça devient sérieux, il abonde en détails  pittoresques pour nous dépeindre son baptême du feu. 
    En fin de journée visite inopinée d'un officier de l'Etat-major du  Corps d'Armée qui vient me demander une corvée importante. Nos hommes doivent  être enlevés, la nuit venue en camions pour aller décharger, dans une gare  voisine, un train d'obus de 155. Je donne les ordres en conséquence. 
    Le propriétaire du café où les sous-officiers ont installé leur  popote est parti à son tour en leur abandonnant sa maison et sa cave. Je suis  invité à y boire un vieux Porto. J'en profite pour bavarder familièrement avec mes  sous officiers, ce que je n'ai pas encore eu l'occasion de faire depuis notre  départ, je leur communique le peu de renseignements que je possède et m'efforce  de leur rendre une confiance qui commence à chanceler. A voir ce qui nous  entoure, dans la maison qui nous abrite nous nous demandons ce que vont devenir  tous ces intérieurs à l'abandon où l'outillage ménager et le mobilier  confortable indiquent assez combien la vie devait y être facile et aisée. Nous  sommes dans une des riches provinces de la Belgique où il devait faire bon  vivre. 
    Le ravitaillement nous ramène quelques lettres, les premières  depuis le 10, mais ce sont des lettres anciennes et antérieures à cette date.  Malgré tout, cela semble bon. 
    La nuit est venue. Les hommes de la Cie, sont là, équipés, qui  attendent, couchés dans l'herbe, l'arrivée des camions. Le temps passe, les  heures s'écoulent, 11 heures vont sonner et nous ne voyons rien venir. Les  camions se seraient-ils égarés ? Cela n'aurait rien de surprenant tant les  cartes que nous avons reçues en entrant en Belgique sont confuses et d'une  lecture difficile. Las d'attendre je vais m'étendre sur mon lit.
Vendredi 17 Mai
    A deux heures du matin le Capitaine Muller et le Capitaine Walter  de l'E.M. du Corps d'Armée surviennent brusquement. D'un bond je suis dehors.  En quelques phrases hachées ils nous expliquent, à Danglard et à moi qu'il  n'est plus question de corvées, que les Anglais et les Belges ont cédé sur  toute la ligne et qu'un repli général est à prévoir. Il s'ensuit que nous  devons partir au petit jour, pour nous rabattre sur Bellecourt où le Bataillon  va être rassemblé. 
    Les ordres de départ sont donnés. J'abandonne à Grand-Sarts le  sergent Couestin et un conducteur pour aller chercher, dès qu'il fera jour le  chariot que je veux emporter. Ils nous rejoindront à Bellecourt. 
    Je prends les devants, en voiture, avec Danglard, Huet, Pivert et  le Docteur, pour préparer le cantonnement. Nous sommes à Bellecourt avant 5  heures. Le train auto vient se ranger sur la place, le long du chevet de  l'Eglise. Quelques maisons détruites, mais le village est calme et presque  désert. De nombreux chars et autos mitrailleuses dans les rues. 
    Nous répartissons rapidement le cantonnement des 4 compagnies et  nous allons ensuite nous asseoir, dans un café, où nous nous faisons servir une  tasse de café et une tartine de beurre. Le Bataillon ne va pas tarder à  arriver. Nous sortons paisiblement du café lorsque, à ce moment précis, passent  affairés, quelques officiers de chars qui nous crient : partez immédiatement,  les allemands sont signalés à 3 km d'ici, ils peuvent déboucher d'un instant à  l'autre. Déjà nous voyons les chars prendre leurs dispositifs de combat. Nous  nous concertons. Faute d'ordres il faut cependant prendre une décision. Après  avoir rapidement consulté la carte nous décidons de filer sur Binche et nous y  rassembler, au cas où nous serions dispersés. Danglard, Huet et Pivert partent  aussitôt avec les  voitures de liaison. Quant à moi, je reste sur place  avec les camionnettes, pour attendre les Cies et leur donner un axe de marche.  Je n'ai pas longtemps à attendre ; c'est d'abord la Sème Cie que je vois  déboucher, François en tête. Je n'ai rien à apprendre à celui-ci. Il a été  alerté en cours de route et le Génie a fait sauter le pont sur le canal,  aussitôt après le passage du dernier de nos hommes. Quelques minutes de plus et  la Cie toute entière se trouvait coincée entre les allemands et le canal. En  tous cas les deux hommes que j'ai laissés cette nuit à Grand-Sarts doivent être  prisonniers.
    Je donne à François l'ordre de poursuivre sa route sur Binche en  forçant l'allure autant qu'il lui sera possible. Les hommes ont compris la  situation, personne ne rouspète, personne ne se fait prier pour repartir. Je me  mets ensuite en route, par un autre itinéraire avec les camionnettes. Je me  suis perché sur le siège de notre Renault 5 tonnes bourré jusqu'au toit de sacs  d'approvisionnements, de matériel divers et de cantines. Nous fonçons à pleins  gaz. Une fois sur la grand-route nous sommes pris dans un flot de convois qui  dévalent vers Binche : autos de liaison, chars d'assaut, colonnes d'artillerie  belge, le tout en sens unique, sur trois files parallèles. Miracle qu'il n'y  ait ni accrochages, ni accidents graves et surtout pas de bombardements, car  les avions ennemis nous survolent à faible hauteur. 
    Nous atteignons Binche, la célèbre ville du Carnaval mais qui  revêt aujourd'hui sa physionomie de guerre. Sur la grande place débouchent des  principales voies d'accès, l'embouteillage est inextricable. Un agent  régulateur, calme, stoïque s'efforce de canaliser ce flot convergent qui  grossit à vue d'œil. Des avions passent qui lancent quelques bombes ; nous nous  jetons dans une cave. Un des chauffeurs que j'ai envoyé à la recherche de  Danglard le découvre, sans trop de peine. Dès son arrivée il s'est mis en  liaison avec notre Colonel qui avait encore son P.C. à Binche. Ce dernier,  également sans ordre et coupé de toute liaison avec le Corps d'Armée, nous fixe  un nouveau point de rassemblement, à savoir, la sortie de Mons en direction de  Valenciennes. 
    Je remonte en voiture avec Danglard. Nous arrivons à Mons que nous  contournons par ses boulevards circulaires et nous stoppons à la sortie de la  ville, au bord du canal, sur la route de Valenciennes. Nous nous asseyons sur  des bornes et nous attendons, cependant que sous nos yeux, déferlent tous les  éléments motorisés d'une armée, grossis d'une masse de civils qui abandonnent  Mons en toute hâte. Nombreux sont ceux qui, voyant nos voitures rangées le long  du trottoir, nous supplient de les mener jusqu'à la frontière ; certains nous  offrent de grosses sommes pour trouver place sur un camion. A voir certaines  détresses et certains visages décomposés par l'épouvante on se détourne, pour  ne pas avoir à refuser ce qu'il nous est d'ailleurs absolument impossible  d'accorder. 
    Il y a déjà deux heures que nous attendons et le Colonel n'est pas  venu nous rejoindre au point de rassemblement qu'il nous a fixé. Des avions ont  commencé le bombardement de la ville ; on voit monter de lourdes volutes de  fumée vers le centre, aux alentours du beffroi, Danglard envoie Huet au devant  du Colonel. Celui-ci le retrouve à Binche où il est encore et où il a pu  reprendre contact avec l'Etat-major. Les ordres qu'il nous rapporte sont précis  et catégoriques : nous devons rebrousser chemin jusqu'à St Symphorien. C'est là  que la 5ème Cie, prévenue à son passage à Binche, doit aller cantonner. 
    Nous arrivons à St Symphorien vers midi, à peu près en même temps  que la Cie. Le village, tout en longueur, le long de la grande route a été bien  touché. Nous nous installons, par prudence à sa sortie nord, aussi loin que  possible  d'un dangereux carrefour. Le Colonel et l'Etat-major  du Corps d'Armée se sont également fixés à St Symphorien.
    Les 3 autres Cies du Bataillon ont dû recevoir, en cours, de  route, des ordres leur assignant de nouveaux points de stationnement dans  différentes localités voisines de celle-ci, mais nous avons perdu tout contact  avec elles depuis la nuit. Nous nous demandons surtout si elles ont pu, comme  la 5ème, franchir le canal avant la destruction des ponts. Danglard décide  d'aller voir ce qu'il en est et me demande de l'accompagner. Nous prenons la  Celta avec le Lt Huet et filons en direction de la Louvière où doivent se  trouver Tourgis et Druet. 
    Nous arrivons sans encombre à la Louvière, amas de cités  ouvrières, de grosses usines métallurgiques, de crassiers. Dans la rue  principale une troupe fait la pause, c'est la 8ème Cie. Sur le seuil d'une  porte, assis, la tête dans les mains, quelqu'un dort, absolument dégonflé,  c'est Druet réduit à l'état de loque, incapable, comme d'ailleurs tous ses  hommes, de faire un pas de plus. Ils ont couvert plus de 40 kilomètres depuis 2  h du matin. Nous poursuivons notre tournée et nous retrouvons dans un village  voisin, Tourgis et Renard avec leurs 2 Cies respectives. A part quelques  isolés, le Bataillon a pu franchir la ligne de repli en temps utile. 
    Nous allons regagner St Symphorien. Sur la route, droite, bordée  de hauts talus et de grands arbres nous stoppons pour nous allonger dans des  fossés pleins d’orties ; des avions survolent la route dans son axe et lâchent  de courtes rafales de mitrailleuses. Il commence à faire chaud et cette  position horizontale est dangereuse. En effet, nous nous y endormons l'un après  l'autre jusqu'à ce qu'un lourd convoi d'artillerie, qui ébranle la route à son  passage, nous réveille tous en sursaut. 
    Il est déjà 4 ou 5 heures et, maintenant que nous avons dormi,  c'est la faim qui se fait sentir. Fort heureusement, le coffre de la voiture  n'est jamais vide. Nous extrayons une boule, quelques boites de pâté, un bidon  de pinard et, le dos au talus de la route, nous cassons la croûte, béatement ;  la vie est presque belle, elle se borne, en ce moment, à la seule satisfaction  de quelques besoins élémentaires. 
    Sur la route de Mons que nous rejoignons, le défilé des autos est  moins serré que ce matin. C'est l'armée belge qui reflue maintenant dans le  plus grand désordre, c'est une vraie débâcle. 
    Nous avons quelque peine à trouver une maison habitée pour nous  faire préparer à dîner. Celle où nous nous réfugions ne le sera pas pour,  longtemps. La famille entière est rassemblée dans la grande salle à manger où  les ordonnances nous apportent la soupe de la roulante, assise sur des ballots  de vêtements et prête à prendre la route dès la tombée de la nuit. Lorsque nous  sommes entrés, la TSF achevait de diffuser un discours de P. Raynaud, nous n'en  avons saisi que la péroraison : "…la situation est très grave, elle n'est  pas désespérée" paroles qui retentissent en nous, lugubrement. 
    Pour passer la nuit nous n'avons que l'embarras du choix, il n'y a  qu'à forcer la porte de la première maison venue. Je m'installe au premier  étage de celle qu'occupé le bureau de la Cie ; Vandevyver couche dans la pièce  voisine.
Samedi 18 Mai 
    Sur pied dès que le jour se lève. L'inquiétude nous a tenus en  éveil. L'armée belge en débandade, mêlée à de nombreux convois français, n'a cessé de défiler sous nos fenêtres toute la nuit, en  direction de la frontière.
    Nous avons hâte de savoir ce que nous devons faire et, personnellement, je presse Danglard de provoquer des ordres  puisqu'il n'en reçoit pas. Il se décide à envoyer Huet auprès du Colonel qui se  trouvait, hier soir encore, à l'autre extrémité du village. La précipitation et  le désordre dans lesquels refluent les troupes semblent bien indiquer que la  situation ne fait que s'aggraver. Nous n'avons nous pionniers aucune mission de  combat ; alors pourquoi ne pas nous replier, nous aussi, beaucoup plus au sud  en direction soit de Valenciennes soit de Bavay?
    Deux heures d'attente fébrile que nous passons à faire les cent  pas dans la rue. Il est à supposer que Huet n'a pu joindre le Colonel. Quelques  isolés du 1er Bataillon de chez nous passent en nous assurant qu'ils ont reçu  l'ordre de se regrouper à Bavay. Les renseignements que nous recueillons, par  ailleurs, de la bouche d'officiers d'artillerie, sont de plus en plus  alarmants. 
    Je déclare alors à Danglard que, sauf opposition catégorique de sa  part, je suis décidé à faire filer la Cie et les voitures vers Bavay sans plus  attendre mais que, dans ce cas, je resterai avec lui jusqu'à nouvel ordre.  Danglard hésite, puis acquiesce. A 8 h 1/2 la Cie se met en route, guidée par  François à qui j'ai remis une carte et tracé un itinéraire. 
    A 9 h 1/2 Huet rentre enfin, très calme avec son sourire de gros  poupon. Il a eu beaucoup de peine à rejoindre le Colonel, mais il nous rapporte  des ordres formels : nous devons rester sur place et ma Cie doit mettre  immédiatement à la disposition de l'Intendance une section et un sous- officier.  Je saute à cheval et je pars à la poursuite de la Cie qui, fort heureusement,  n'a guère fait que 2 ou 3 km, coincée qu'elle est par des chariots bondés de  réfugiés et qui obstruent le chemin. Je détache aussitôt le sergent Mimoun et  sa section, en leur indiquant le point où ils doivent retrouver les camions de  l'Intendance et ramène le reste de la Cie à son cantonnement de St Symphorien.  De la section Mimoun nous n'entendrons plus parler, la Cie est désormais  amputée du 1/4 de son effectif et de son meilleur sergent. 
    En arrivant au bureau de la Cie, j'y trouve Danglard et le  Colonel. Je devine que Danglard a dû se faire engueuler au sujet de mon  initiative. Effectivement, car c'est à moi, maintenant que le Colonel reproche  d'avoir cédé à un vent de panique et d'avoir mis ma Cie en route sans ordres de  sa part. Je lui réplique calmement qu'il n'y a pas eu panique puisque,  personnellement je suis resté, que je prends l'entière responsabilité de mon  geste et que c'est dans des circonstances comme celle-ci qu'il faut savoir  prendre des initiatives, au risque même d'en prendre de malencontreuses. Ces  explications semblent satisfaire le Colonel qui se calme soudain et change de  sujet. 
    Je suis convoqué vers midi au Corps d'Armée où l'on me charge  d'organiser la surveillance et la garde de l'usine d'engrais située dans les  parages de notre cantonnement. Je me rends à l'usine en question. Dans la cour  un escadron de spahis, ou plutôt ce qu'il en reste, fait la grande halte. C'est  l'escadron de la Division marocaine. Le seul officier rescapé me donne quelques  renseignements sur les combats auxquels il a pris part. Les troupes françaises  sont arrivées sur les positions, harassées, à bout de souffle, en même temps  que les allemands, amenés en camions, frais et dispos. L'aviation allemande a  tout écrasé. Il y a eu sur le canal Albert des défaillances criminelles et,  sans doute, préméditées. Les pertes de la Division Marocaine ont été très  lourdes. Très peu de  camarades du 2ème Tirailleurs marocains, avec  lesquels nous avons si agréablement voisiné à la Longueville, sont revenus de  cet enfer ; quant aux indigènes ils ont été pris de panique sous les  bombardements de l'aviation.
    Nous assistons à quelques combats, très haut dans les nuages : ce  sont des avions canadiens, aux ailes noires et blanches, qui s'attaquent aux  croix gammées. C'est la première manifestation, que nous ayons sous les yeux,  de l'aviation alliée. Mon caporal Cherrier récupère, à l'abandon dans les  champs, un beau cheval de cavalerie, sellé et harnaché et très légèrement  blessé d'un éclat dans la cuisse. C'est une bête très douce que je monterai  comme cheval de selle, ce qui permettra d'atteler Champagne, en flèche, comme  cheval de secours. 
    En fin d'après-midi, désœuvré, je vais flâner vers le centre du village  où s'est installé l'Etat-major du Corps d'Armée, avec l'espoir d'y rencontrer  M. Marchand. Au moment où j'arrive sur la petite place, je vois toutes les  voitures du Quartier Général qui démarrent à toute allure. Si le Corps d'Armée  se replie nous n'allons pas tarder à en faire autant. 
    Effectivement, lorsque je rentre au bureau je trouve l'ordre de  départ. La Cie doit partir immédiatement pour Eugies, le premier village belge  où nous avons stationné en montant en Belgique. Encore une longue et dure étape  en perspective. Les voitures sont hâtivement chargées, la soupe distribuée, à  peine cuite et la Cie se met en route, sous la conduite de François. 
    C'est à moi qu'incombe le soin d'emmener le train auto et je dois  attendre le retour de Pivert et de ses camionnettes, qui ne sont pas rentrées  encore du ravitaillement. La Cie est déjà loin lorsque Pivert rentre à St  Symphorien. Il ramène deux conducteurs blessés par des balles d'avion. Nous  pansons l'un d'eux sommairement et nous chargeons l'autre, à grand peine, sur  une ambulance qu'il nous faut arrêter de force, sur la route, tant la panique  et la hâte de fuir est grande. 
    On achève en toute hâte le chargement des camionnettes, on fait le  plein d'essence et, en route. De nouveau, un flot serré de convois, qui  glissent en direction du Sud. A minuit nous atteignons Eugies sans encombre. 
    Nous alignons les voitures sur un trottoir, à l'abri d'un couvert  d'arbres et je me mets aussitôt à la recherche du bourgmestre. Nous arrivons  juste à temps pour le voir monter en voiture, lui, sa femme et ses valises pour  filer à son tour. Il prend cependant le temps de nous indiquer, comme  cantonnement, les écoles et le dépôt des trains. Il fait nuit noire, personne  dans les rues. Nous trouvons, sans peine, les écoles que nous connaissons déjà,  mais, beaucoup plus difficilement, le dépôt des trains. Tout est fermé par le  grand rideau de fer, pas de personnel, plus de gardien. A tâtons nous cherchons  de quoi ouvrir et, finalement, c'est à grands coups de barres à mine, qui  résonnent furieusement dans le village endormi, que nous défonçons les portes.  Le cantonnement une fois réparti je prends la Ford avec Fauvel, et nous partons  à la recherche du Colonel. Après avoir erré assez longtemps dans les rues  désertes, nous finissons par le découvrir qui sommeille dans sa voiture près de  l'Eglise. 
    Je reviens à notre convoi de voitures et me glisse dans la 202 où  déjà Pivert et le Docteur dorment pesamment. En un clin d'œil j'ai perdu  connaissance et je m'endors, la tête sur l'épaule du Docteur. Je dors depuis un  moment déjà lorsque, brusquement, la portière s’ouvre ; un civil, dont nous ne  distinguons que la silhouette, passe la tête et nous crie ; " les  allemands sont dans le village, fuyez vite, des motocyclistes viennent de  passer et demandent où se trouvent les troupes françaises"! Le réveil est  brutal. Nous nous extirpons tant bien que mal de la  voiture, transis, les yeux à peine ouverts. Nous nous précipitons sur nos  armes, nous secouons les conducteurs, et donnons l'ordre de faire tourner les  moteurs. Après nous être ressaisis et concertés nous décidons d'aviser le  Colonel et de ne pas bouger avant l'arrivée du Bataillon. Ensuite, prudemment,  en rasant les murs, le revolver à la main, nous partons inspecter les rues  voisines. Personne ! Au bout d'un instant un bruit de moto qui nous immobilise.  Un motocycliste passe et ralentit à notre hauteur, aucun d'entre nous n'a tiré,  fort heureusement, car c'est un agent de liaison du Corps d'Armée, à la  recherche d'une unité perdue dans la nature. Quant au civil chargé, cela ne  fait aucun doute, d'aller semer la panique de ci et delà, inutile de se mettre  à sa poursuite, il est parti plus loin continuer sa sale besogne.
Dimanche 19 Mai 
    II va être 3 heures et les Cies ne vont pas tarder à nous  rejoindre. Je poste des agents de liaison à divers carrefours pour les guider  vers leurs cantonnements respectifs et, n'ayant plus maintenant nulle envie de  dormir, je fais les cent pas dans la rue. Quelques portes s'entrouvent, des  habitants alertés par nos allées et venues viennent aux nouvelles, anxieux.  Tous ceux qui restent sont prêts à partir aux premières heures du jour et,  cependant, il n'y a qu'un itinéraire, il leur faut traverser la grande forêt  qui nous sépare de la frontière et que, chaque jour, les escadrilles allemandes  viennent bombarder avec acharnement. 
    Un homme m'aborde, sur le seuil de son épicerie, un magasin du  type "Primistère". Il me donne quelques nouvelles et m'invite à venir  me restaurer. J'accepte spontanément malgré la prudence qui s'impose en telles  circonstances, j'ai tellement faim et soif aussi ! Dans l'arrière-boutique sa  jeune femme et leur fillette qui sommeille dans un fauteuil. Ils sont décidés à  partir dans quelques heures. Ils partent dans l'inconnu, ne connaissant  personne en France, pour tenter de gagner la Normandie. J'ai pitié d'eux, je  griffonne mon adresse sur une page de carnet et la leur laisse ; s'ils passent  par Paris, ils auront, au moins, où trouver un conseil ou une parole de  réconfort. 
    A 4 heures, les premiers éléments du Bataillon débouchent et vont  occuper leurs emplacements. J'ai attribué à la 5ème Cie l'Ecole où elle a déjà gîté  huit jours plus tôt. En passant je m'arrête devant la maison où j'ai reçu un si  chaleureux accueil. Tout est fermé, mes deux braves vieux sont partis. Je  pénètre par derrière dans le petit jardin aux tulipes, je m'y recueille un  instant et je repars avec une rose ! La seule du jardin et la première de la  saison. 
    La Cie a semé quelques traînards en route mais elle a retrouvé,  par le plus grand des hasards, le sergent Coûestris et le conducteur Beaugrand  que nous avions laissés à Grand-Sarts. Ceux-ci, alertés peu après notre départ  par la fusillade et les explosions, ont encore eu le temps de passer le Canal  sur une écluse et gagner le large en abandonnant et le cheval et le chariot.  Depuis lors ils étaient à notre recherche. 
    9 heures. Je me suis reposé un peu sur le siège d'une voiture. Je  vais prendre un quart de jus bien chaud à la roulante. Nous n'avons plus de  ravitaillement pour la journée. Je fais prendre un veau qui erre dans un champ  et le fais tuer et débiter immédiatement. Il est à peine dans la marmite que  l'ordre de départ nous est transmis. Il nous faut repartir aussitôt et faire  l'impossible pour passer la frontière et atteindre Onnaing, au sud de  Valenciennes avant la nuit. Les hommes éreintés après la dure étape de la nuit  ont dormi quatre heures, au plus. 
    Combien arriveront au bout, ce soir ? Nous nous mettons en route.  C'est moi qui suis chargé de guider la marche. Je suis en tête de colonne, la  carte à la main, avec Druet. Danglard a pris les devants et nous ne le  reverrons qu'à notre arrivée à Onnaing. 
    Beaucoup d'hommes ont trouvé le long du chemin des vélos  abandonnés dont ils se sont emparés. Il y en a une vingtaine à la Cie, sur  lesquels on juche les sacs, les musettes et à tour de rôle, les plus éclopés  des hommes. La Cie commence à prendre l'allure d'une horde. Le soleil monte à  l'horizon dans une brume qui annonce une journée très chaude. 
    Les villages que nous traversons achèvent de se vider de leurs  habitants. À tous moments nous dépassons des groupes de civils inquiets de  savoir si la frontière française ne leur sera pas fermée. Nous traversons  ensuite, de jour cette fois, la grande forêt, qui nous avait paru si  mystérieuse la première nuit de notre montée en Belgique, de tous les sentiers  et de tous les layons débouchent des civils dont la plupart ont campé, la nuit  précédente, sous les arbres et coupent au court pour gagner la frontière. On  voit, de ci, delà, des arbres massacrés, trace des bombardements des jours  précédents. 
    La forêt traversée nous atteignons une campagne découverte, aux  vastes horizons. Les coeurs battent à la pensée de la terre française, toute  proche, comme si là devait être, pour nous le salut et la fin de nos  tribulations. Cette perspective pousse en avant les plus fatigués ; le soleil  monte et la chaleur augmente terriblement. Les escadrilles de bombardiers  allemands apparaissent et nous contraignent à morceler et échelonner les  Compagnies et même à nous coucher, par moments, dans les fossés. 
    Il y a déjà tellement de traînards que, vers midi, je me concerte  avec Renard et Tourgis pour faire une grande halte qui permettra de souffler et  de distribuer la soupe. François part en avant pour reconnaître un emplacement  ombragé où hommes et voitures pourront se camoufler et s'abriter. Sur ces  entrefaits le Colonel nous rejoint. Je lui rends compte de mes intentions,  qu'il approuve, et il décide de s'arrêter lui aussi, avec nous, pour déjeuner. 
    Le Bataillon fait halte dans un charmant vallon encaissé et  ombragé où coule un ruisseau que l'on entend cascader entre les pierres. C'est  Dimanche, il fait beau et, pour l'heure, tout est calme. Il faudrait si peu de  choses, dans ce décor de pique-nique, pour oublier la triste réalité. Que  deviennent et où sont, à cette heure, tous les nôtres, Question que nous nous  posons cent fois par jour, mais qui revient plus lancinante en ce jour, et à  cette heure, et dans ce décor où rien n'évoque plus la guerre. 
    Je déjeune sur l'herbe, au milieu de mes sous officiers, assis en  rond à l'ombre d'un pommier et, aussitôt après, gagné par le sommeil, je  m'endors. Le Colonel en fait autant, de son côté, allongé le long du parapet  sur un coussin de sa voiture. 
    A 14 heures il faut cependant se décider à reprendre la marche.  Impossible de prolonger plus longtemps la grand' halte. Je suis très préoccupé  par le ravitaillement. Une ferme abandonnée est là, tout à côté, qui renferme  encore de la volaille. Je fais déployer la Compagnie, organiser une pittoresque  battue et tuer toutes les poules et tous les lapins qu'il est possible  d'attraper. Toutes ces dépouilles sont chargées sur la roulante et son  avant-train. 
    La marche reprend, plus pénible que jamais. La chaleur devient  torride et la route accidentée. Il faut cependant avancer coûte que coûte, pour permettre au Génie de faire sauter les ponts après notre  passage. Je reste en arrière pour stimuler les traînards, dont certains,  effondrés sur le talus de la route, sont incapables de la moindre réaction.  Moi-même, je ne sais si j'aurais pu continuer sans la bouteille de bière que  m'offrent, au passage, les habitants d'un village et que j'avale d'un trait, à  même le goulot. Je suis exténué, j'ai une barbe de plusieurs jours et, sur la  figure, un masque de sueur et de poussière. Je rencontre, à la pause suivante  Sauve et Follet dont le Bataillon nous précède et dont la voiture est en panne.
    Nos 4 Cies s'étirent maintenant sur 2 à 3 Kilomètres. Ce ne sont  plus que des paquets d'hommes, dé-ci, delà, auxquels je donne, au passage, les  instructions indispensables pour rejoindre Onnaing comme ils le pourront.  Certains font un effort surhumain car nous approchons de la frontière et de la  ligne de résistance et des blockhaus. Nous avons le sentiment que sur cette  ligne a été organisée une défense sérieuse sur laquelle viendra se briser  l'élan des ennemis. 
    Il reste encore 5 km à faire que j'achève en bicyclette de façon à  prendre les devants et reconnaître les cantonnements. Il est 7 heures du soir  lorsque nous passons la frontière. Il y règne un calme impressionnant ;  quelques groupes de reconnaissance mettent leurs chars et leurs canons  antichars en position, en pleins champs. Quant aux troupes de la ligne des  blockhaus elles sont alertées dans leurs cantonnements mais paisibles et  indifférentes, d' apparence, à ce qui se passe autour de nous, ignorant tout de  la situation, sans journaux, sans TSF, sans communiqués officiels; ce n'est que  plus tard que nous comprendrons que la vraie menace ce ne sont pas tellement  les Allemands qui nous talonnent, mais ceux qui, sans le savoir, nous avons  devant nous et qui après avoir fait la trouée entre Sedan et Maubeuge, sont en  train, dans un vaste mouvement tournant, de nous encercler jusqu'à la mer. 
    L'arrivée à Onnaing à la tombée de la nuit a quelque chose de  particulièrement sinistre. L'aviation y a fait des ravages. Tout le long de la  route de Valenciennes qui traverse la petite ville ce ne sont que maisons  éventrées, cadavres de chevaux, enchevêtrement de fils téléphoniques et de  trolleys et, montant vers Valenciennes, des troupes venant de Belgique qui  refluent dans un désordre indescriptible. Les hommes hagards, hébétés, en  marche depuis 4 ou 5 jours, certains sans chaussures, beaucoup sans armes  marchent droit devant eux, machinalement, comme des hallucinés. 
    Les officiers sont rassemblés dans une grande habitation bourgeoise qui a grande allure au fond d'un petit parc aux  arbres splendides et aux pelouses verdoyantes et méticuleusement entretenues.  Bel intérieur mais plus une vitre aux fenêtres. Nous dînons à la lueur des  bougies, au milieu de courants d'air que nous ne parvenons pas à obstruer et  qui nous font frissonner. Drut, guidé par un instinct très sûr est allé visiter  la cave et en a remonté quelques grands crus qui prennent place sur table et  auxquels nous faisons honneur. Les hommes couchent dans quelques maisons  voisines dont les celliers renferment encore quelques sérieuses réserves. La  plupart des magasins du quartier ont été méthodiquement pillés. Nous passons la  nuit, tous groupés dans les chambres du 1er étage de la villa où nous avons  dîné. Nous avons jugé prudent de ne pas nous déshabiller. La conversation, ce  soir, n'est guère animée, Pivert et le Docteur, eux mêmes, les habituels  boute-en-train de nos réunions sont mornes. Seul Danglard, comme mû par un  sombre pressentiment ne cesse d'évoquer ses souvenirs de captivité de la dernière  guerre.
Lundi 20 Mai 
    Sur pied de fort bonne heure dans l'attente anxieuse de nouvelles ou d'ordres. Le repli des troupes, remontant vers  le Nord, n'a pas cessé de la nuit. Nous notons, avec surprise, combien d'unités  ont perdu leurs chefs au cours de la retraite.
    Le Colonel avec lequel nous avons maintenu la liaison, ne sait  rien non plus. C'est pourquoi le Lt Huet est envoyé aux informations auprès de  notre Corps d'Armée. En attendant, promenade solitaire et recueillement dans le  parc, au milieu des massifs en fleurs, derrière la maison. Démarche de quelques  vieillards, abandonnés par la municipalité, qui viennent implorer des vivres et  des moyens d'évacuation. 
    Huet rentre vers 11 heures avec l'ordre de nous diriger, dans la  journée, sur Petite Forêt, au Nord de Valenciennes et où le Bataillon tout  entier cantonnera. 
    A midi, le Bataillon, s'ébranle par la grande route Onnaing  Valenciennes. Villas coquettes et plaisantes de chaque coté de la route. Dans  un champ, un gros bombardier allemand à la carcasse argentée marquée de la  croix noire, gît, écrasé, cassé en deux. Il m'est impossible de retenir les  hommes qui se précipitent pour contempler de près cette dépouille et en  arracher un débris. Les Cies s'échelonnent sur la route avec, en queue, la file  des bicyclettes, les éclopés, les traînards et aussi, hélas, ceux qui se sont  attardés dans les caves d'Onnaing et que je houspille et harcèle sans pitié. 
    Nous atteignons Valenciennes que nous contournons par les  faubourgs. Des avions nous survolent très bas et nous avons la satisfaction  d'en voir un s'abattre brusquement, dans une traînée de fumée noire, atteint  par une rafale de mitrailleuse. Nous faisons successivement deux poses  prolongées pendant que François va reconnaître l'itinéraire le plus court et le  mieux défilé pour le passage du point le plus délicat, à savoir, un nœud de  voies ferrées, constamment bombardées. Premier arrêt devant les voies ferrées.  A cet instant je vois nettement la manoeuvre des avions ennemis et les bombes  se détacher au moment où l'appareil achève son piqué. Pas un chasseur de chez  nous pour inquiéter ces escadrilles qui tourbillonnent impunément au dessus de  nos têtes et se succèdent sans arrêt, en un impressionnant carrousel, pour  survoler et bombarder les objectifs qui leur sont assignés. Deuxième arrêt à  l'entrée du pont, au milieu d'un grouillement de réfugiés qui quittent la ville  pour gagner la région de Douai où ils espèrent embarquer et de réfugiés de  cette même région et qui reviennent vers nous, désemparés. Il en résulte une  lamentable et inextricable cohue de pauvres gens qui tournent en rond, sans  plus savoir quelle direction prendre. 
    La marche se poursuit pénible, mais sans incidents graves jusqu'à Petite  Forêt où les éléments de notre Bataillon, mêlés aux unités des plus variées,  arrivent enfin de journée. Les 4 Cies sont groupées au centre du village. La 5ème  Cie occupe quelques maisons abandonnées et aux trois-quarts pillés déjà, quant  au bureau du bataillon et au ravitaillement il prend position à l'extrémité de  la cité ouvrière d'où l'on a des vues sur la campagne avoisinante.  Personnellement je m'installe au-dessus du bureau ; la chambre voisine de la  mienne est occupée par François et Van de Vyver. Nos pauvres chevaux eux aussi  à bout de forces, fourbus, sont mis à la pâture dans un verger bien clos.
Mardi 21 Mai
    Des troupes tantôt en unités constituées, tantôt par petits  groupes continuent à monter vers le Nord. Les bruits qui circulent sont les  plus contradictoires. Des batteries d'artillerie viennent prendre position tout  autour du village dans les vergers et les jardins. 
    Pivert rentre du ravitaillement à Valenciennes. Il n'a rien pu toucher, mais il a reçu de l'Intendance l'ordre, qu'il nous  transmet, d'avoir à vivre sur le pays. Heureusement que nous n'avons pas  attendu cet avis officiel pour le faire. Malgré cela personne ne soupçonne  encore que nous sommes complètement coupés de l'intérieur. Je fais aussitôt  ramasser les volailles et les lapins qu'on trouve encore en abondance dans les  maisons de la cité ouvrière. Toutes sont abandonnées, toutes ont été visitées  et laissées dans le plus grand désordre. Pas une qui n'ait son jardin  soigneusement entretenu, son poulailler et son clapier. Dans certaines des  chiens et des chats sont restés enfermés et meurent de faim et de soif ; il  faudra en abattre un certain nombre par crainte de la rage.
    La roulante fume. On jette pêle-mêle dans les marmites, une  trentaine de poules et de lapins dépouillés et vidés tant bien que mal. Cela  tend à devenir le menu de tous les jours. Les jardins nous fournissent les  légumes en quantité suffisante mais la question du pain nous apparaît insoluble  jusqu'au moment -où nous découvrons un four et quelques sacs de farine. Il y a  précisément deux boulangers à la Compagnie que je mets au travail séance  tenante. Pendant trois jours, le bataillon tout entier mangera du pain frais  sorti de notre fournil à raison de 4 à 5 fournées par nuit. 
    Vers 11 heures du soir la Compagnie entière reçoit l'ordre de  partir en corvée avec ses outils. Elle se rend à 10 km de là, en bordure de la  forêt de Raismes où les avions allemands ont coupé la route. Il y a d'énormes  entonnoirs qui interdisent toute circulation et qu'il s'agit de reboucher au  plus tôt. Tout autour, quelques cadavres d'artilleurs et des carcasses de  camions et de caissons incendiés.
Mercredi 22 Mai 
    L'exode des troupes s'est ralenti, nous voyons même des éléments  d'une division motorisée qui passe en sens inverse ce qui donne corps,  immédiatement, au bruit qu'une contre-attaque est en préparation. Je m'efforce,  entre temps, d'assurer la liaison avec les troupes cantonnées à Petite Forêt.  Je fais poursuivre la récupération systématique de la volaille et des légumes ;  il va d'ailleurs être prudent de se rationner si notre séjour ici se prolonge.  Pour ce qui est du liquide la plupart des hommes de la Cie se sont chargé de  leur propre ravitaillement malgré la surveillance que je fais exercer par les  sous-officiers et les précautions prises ; c'est à croire que les hommes de ce  recrutement ont un flair qui décèle le pinard à une lieue à la ronde. Il y a  tant d'hommes ivres que je menace de faire des exemples. 
    Le Lt Pivert part pour Valenciennes avec ses camionnettes. On lui  a signalé les entrepôts d'une coopérative et l'entrepôt des tabacs, l'un et  l'autre en flammes et où la troupe s'efforce de sauver les stocks de conserves,  de légumes secs et de tabac. 
    Au soir nous sommes tous réunis à la popote. Un grand plan directeur a été dressé sur le mur et nous essayons d'y  situer la position de nos troupes. Un ordre du Général Blanchard, Commandant la  1ère Armée vient de nous parvenir dont nous devons donner lecture aux hommes ;  il y est question de résistance à outrance et de contre-offensive. Sur ces  entrefaites le vaguemestre rentre avec un chargement volumineux de lettres, les  dernières que nous recevrons, mais cela, personne ne l'imagine encore. Je me  sauve dans une pâture, comme un voleur pour y lire et relire en paix mes  lettres ; la dernière en date est du 14. A la suite de cette distribution où  chacun a eu sa part, les visages sont détendus, le moral a remonté de quelques  points. Malgré cela le bruit commence à se répandre, insinueux, que nous sommes  presque coupés de toute communication avec le reste du pays.
    En prévision d'un nouveau départ je fais opérer une révision et  une sélection dans les bicyclettes de façon à ce que chaque section ait la  sienne et que la Cie n'ait plus l'allure d'une horde. Je fais choix, également,  d'un gros tombereau pour y charger les havresacs et refaire un chargement plus  judicieux de toutes nos voitures. Enfin j'écris encore quelques lettres, mais  avec le sentiment qu'elles n'arriveront pas à destination ; qu'importé, c'est  encore une façon de maintenir le contact, ne fut ce qu'en pensée. C'est un acte  de foi. 
    A la nuit quelques coups de feu tout proches. Il y a encore quelques civils à mine patibulaire qui s’accrochent au pays  et qui vont et viennent au milieu des troupes. Je fais fouiller, une par une,  toutes les maisons de la cité ouvrière. -Tous ces intérieurs modestes mais  confortables ont été abandonnés en hâte et visités, depuis, par les troupes en  retraite. Les objets les plus divers, le linge, les papiers et les photos de  famille gisent sur le plancher, les armoires ont été fouillées et les tiroirs  vidés. Les rues également sont jonchées d'équipement, de munitions lancées à la  volée, au passage et bécanes inutilisables.
    Quelques éclats, le soir, à la popote au cours du dîner entre  Danglard et Druet au sujet des embusqués du bureau du Bataillon qui mènent grande  vie, dans la maison d'en face, avec des victuailles et des bouteilles  récupérées à Valenciennes, pour leur propre compte. La situation a beau être ce  qu'elle est, rien, décidément, de ce qui touche au ventre, ne le laisse  indifférent. 
    Nous commençons à être très inquiets au sujet du Docteur Dervaux. Ce dernier nous a quittés à Onniang dans la Ford  que conduisait Fauvel ; il allait voir le Colonel qui l'avait convoqué et la  seule chose que nous sachions c'est qu'il a été requis, en cours de route, pour  transporter des blessés à Douai. Depuis, aucune nouvelle de notre toubib, dont  l'absence se fait péniblement sentir dans notre petit cercle.  
Jeudi 23 Mai 
    Les ordres arrivent dans la nuit. Nous sommes rattachés à la 5ème  Division qui assure la résistance sur l'Escaut, au Nord de Valenciennes. A deux  heures du matin, les 4 Cies du Bataillon se mettent en route, en direction de  Bellevue où elles doivent cantonner. 
    A 6 heures nous arrivons à destination. Nous débouchons sur la  grande place de Bellevue à allure de champ de foire avec, au centre, un bouquet  de grands arbres. Sur le côté de la place, une petite cité ouvrière faite de  tristes et misérables corons où grouillent encore quelques ménages de Polonais.  Le reste du village est désert. Il y a du bétail à l'abandon dans les prés et  des vaches qui errent dans les rues en meuglant lamentablement. Plusieurs n'ont  pas été traites depuis  plusieurs jours et ne survivront pas à la fièvre qui  les tient.
    La nuit venue je m'allonge sur un matelas, dans la boutique d'un  coiffeur pour dames, à la sortie du village en direction de Denain dont nous ne  sommes qu'à 1500 m au plus. Dans la maison attenante, le bureau et les agents  de liaison. 
    D'après un ordre du Corps d'Armée, la 5ème compagnie est, suite à  la disparition du 72ème Régiment d'infanterie en ligne le long de l'Escaut,  devant Denain. De bonne heure dans la matinée je pars en voiture avec Huet pour  aller me présenter au Colonel du 72ème, au village voisin d'Escaudain. Je l'y  trouve à la mairie, une petite mairie abritée le long du chevet d'une vieille  Eglise qui a grande allure ; devant la mairie un beau jardin fleuri à l'ombre  de grands murs. Le Colonel me donne l'ordre d'aller m'installer entre Denain et  Lourches dans une grande cité ouvrière, dénommée cité Bessemer et de prendre  contact aussitôt, pour les travaux à effectuer, avec les Commandants des 2 et  3ème Bataillons du 72ème R.I., en ligne. 
    Vers 6 heures de l'après-midi je pars en bicyclette avec François  et deux agents de liaison, les deux plus débrouillards, Chaffenet et Martin, pour  prendre contact avec le 72ème R.l. 
    Bellevue est presque un faubourg de Denain. Des dernières maisons  du village nous apercevons la ville, ses usines, ses hauts-fourneaux, ses  crassiers. Nous traversons à vive allure le pont et le quartier de la gare,  bouleversés et retournés par les bombes. La gare a été coupée en deux par une  torpille et, dans les rues avoisinantes, il faut contourner les entonnoirs et  les amas de débris pour pouvoir passer. La ville, dans laquelle nous pénétrons,  a été relativement épargnée. Quelques magasins éventrés, des barricades dans  les rues, édifiées avec des pavés, des tonneaux, des matériaux de toutes sortes.  Les soldats se sont amusés à dresser, dessus, des mannequins échappés à des  devantures voisines. Après pas mal d'allées et venues dans les rues désertes  nous parvenons à découvrir la porte de commandement du 3ème Bataillon. Il est  installé dans les caves d'un grand immeuble industriel. On y a rassemblé, les  agents de liaison, le téléphone, le poste de secours, le tout éclairé de  maigres bougies. On y respire une atmosphère qui me rappelle la guerre de  tranchées et nos P.C. en première ligne. 
    Le Commandant Vautrin nous reçoit et nous accueille à sa table.  Belle silhouette de soldat, réconfortante et sympathique. Il va nous préparer  aussitôt un plan de travaux pour le secteur de son Bataillon. Il nous confirme  que les Allemands sont montés jusqu'à Amiens et que l'ordre est maintenant de  tenir les rives de l'Escaut, au bord duquel nous nous trouvons, coûte que  coûte, dans l'attente de la contre-offensive qui doit partir de l'intérieur en  direction de Cambrai. Il nous confie deux de ses agents de liaison qui vont  nous conduire au 2ème Bataillon à 3 km de là, en direction de Lourches. La nuit  est tombée et nous ne connaissons rien du secteur ; les Allemands tiennent  l'autre rive de l'Escaut, à 50 mètres, en certains points où nous devons  passer. Nous nous mettons en route en écarquillant les yeux pour ne pas nous  égarer au retour et lorsqu'il s'agira d'y amener la Cie. A défaut de la vue  l'odeur nous guidera ; je sais maintenant qu'il faut tourner et changer de  direction aussitôt après la vache crevée qui encombre la chaussée, le ventre  ballonné et les quatre pattes raides et qui empeste l'atmosphère à 100 m. à la  ronde. 
    À tout moment, coups de feu isolés, rafales de mitrailleuses,  éclatement de bombes et de grenades. Les sentinelles nous arrêtent à distance,  on ne parle plus qu'à voix basse, nous sommes de plus en plus  près de l'ennemi ! Après d'innombrables détours nous échouons dans la cave  d'une villa à moitié détruite. C'est là que s'est installé le Commandant du 2ème  Bataillon. Prise de contact. La situation y est jugée très sérieuse, mais le  moral est bon et les jeunes officiers qui entourent le Ct, gonflés à bloc. Il  est convenu avec le Ct que nous arriverons le lendemain dans la nuit et que ma  Cie, fractionnée en deux équipes pour les travaux sera cependant groupée, quant  à son cantonnement, dans les corons de la Cité Bessemer, entre Denain et  Lourches c'est-à-dire à la limite même des bataillons 72ème R.l.
    Nous rentrons à Bellevue et je retrouve Danglard et les camarades à la popote. Celle-ci s'est installée dans la  dernière maison du village, du côté opposé à Denain. Aussitôt après elle, ce  sont les champs et la campagne, campagne toute plate, agrémentée de-ci, dé-là,  de cheminées d'usines et de crassiers posés sur le décor comme de vastes  pyramides de 50 à 60 m. de hauteur. A 100 m. de nous, dans un jardin une  batterie de 75 est venue prendre position, simplement masquée par quelques  arbres fruitiers et des filets de camouflage. Toute la journée des escadrilles  ont survolé, très bas, la région, bombardant et mitraillant les batteries, les  convois, les observatoires. Des heures entières un petit avion d'observation,  lent et d'un modèle désuet n'a cessé de nous survoler et de nous narguer. Un  seul chasseur de chez nous en serait venu à bout mais nous n'en avons pas vu un  seul depuis notre montée en Belgique ! Les artilleurs qui redoutent les  observations qu'il effectue tout à loisir l'ont surnommé "le  mouchard" et restent silencieux quand il évolue à proximité.
Vendredi 24 Mai 
    De bonne heure dans la matinée et après une nuit au cours de  laquelle l'artillerie n'a cessé de faire rage en direction de Lourches je  reprends la voiture et je file à Escaudain, pour rendre compte au Colonel du 72ème  de ma reconnaissance de la veille. La voiture me dépose dans le jardin de la  Mairie. Le Colonel est sur le seuil, casque en tête, entouré de quelques  officiers, penchés sur une carte. Il m'aperçoit et avant d'avoir pu lui rendre  compte de quoi ce soit il me met au courant, en deux mots, des événements de la  nuit. Au petit jour les Allemands ont réussi à franchir l'Escaut en un point, à  hauteur de Roeulx dans le secteur du Régiment voisin, le 45ème, celui auquel  est adjoint Renard et sa Cie. Les Allemands ont pris pied dans les marais qui,  à cet endroit, bordent la rivière et, de là, cherchent à s'infiltrer en  direction du Nord. Il est à craindre qu'ils se rabattent sur nous. Le 72ème  s'organise en conséquence en orientant face à droite son bataillon de réserve.  Quant à la 5ème et la 6ème Cies qui sont encore à Bellevue elles doivent  organiser immédiatement la défense rapprochée du village. 
    Je rentre précipitamment et mets Danglard au courant de la  situation et de ces ordres. En quelques instants les 2 Cies sont alertées. A ma  Cie échoit la surveillance et la défense de Bellevue en direction d'Escaudain.  Je fais reconnaître des positions de combat et des emplacements de petits  postes et je mets la Cie en place. C'est la première fois que nos pionniers  sont transformés en véritables combattants. La matinée est calme et la journée  s'annonce encore très chaude. Je m'installe dans la cour d'une ferme, à 2 ou  300 mètres de la sortie du village, au centre du dispositif de la Cie. Nous  sommes à proximité d'une batterie de 75 qui, chaque fois qu'elle se met à  tirer, nous déchire les oreilles. Il y a longtemps déjà que l'infernal  "mouchard" nous survole lentement, sûr de lui, sûr, surtout, de l'impunité. Je renonce à faire tirer dessus au fusil  mitrailleur de crainte de nous faire repérer et, ensuite, bombarder.
    Les heures s'écoulent sans incidents. Le temps est clair. A la  jumelle je distingue merveilleusement les moindres détails du paysage, les  villages voisins, les cités ouvrières, les crassiers, les puits de mine. Il est  peu probable que les Allemands poursuivent leur infiltration en plein jour, à  moins qu'il ne s'agisse d'une attaque massive. Les escadrilles ennemies, par  groupes de 20 à 30 appareils nous survolent pour aller bombarder les batteries  de la forêt de Raismes ou nos défenses du bord de l'Escaut. Elles repassent  ensuite au-dessus de nous puis reviennent, elles ou d'autres, sans  interruption, implacables et démoralisantes. Dès que "le mouchard"  s'est un peu éloigné, nos voisins artilleurs, le torse nu, lâchent quelques  rafales de 75 et courent se mettre à l'abri. 
    Il commence à faire tellement chaud que la nature semble s'être  assoupie. Je vais faire une ronde et je constate qu'il en est de même des  hommes. La plupart des hommes et même quelques sentinelles dorment à poings  fermés, le nez dans l'herbe. 
    Comme le calme persiste j'envoie les sections, l'une après l'autre, manger la soupe à la roulante. A mon tour, je me  fais remplacer par François pour aller manger un morceau, à la popote, toute  proche. Ce déjeuner vivement expédié je retourne sur la position. Chaleur,  désœuvrement. Je m'assieds sur un timon de chariot et je fais un croquis du  paysage pour tuer le temps. Vers 16 heures un agent de liaison du 72ème en moto  vient nous informer de la fin de l'alerte. La progression de l'ennemi a été  momentanément stoppée par nos chars. La Cie regagne son cantonnement. Nous  partirons dans la nuit pour la Cité Bessemer de façon à y arriver avant le  lever du jour.
    Au cours du dîner, à la popote, un bruit de moteur nous fait  dresser l'oreille et nous voyons passer un avion qui vole si bas qu'il frôle  les toits. Nous bondissons dehors pensant le voir s'écraser au sol. Il n'en est  rien, l'avion continue à voler en rase-mottes, contourne un crassier et  disparaît en reprenant de la hauteur. Il est à supposer qu'il a profité de la  pénombre pour lâcher quelques parachutistes sur nos arrières. Huet part  aussitôt en patrouille avec quelques hommes mais rentre, une heure plus tard,  sans avoir rien découvert.
Samedi 25 Mai 
    La Cie démarre au petit jour pour aller prendre position entre  Denain et Lourches qui se suivent sans solution de continuité. J'installe la  Cie dans une rue de corons terminée par un cul de sac. La surveillance avec un  poste de police à l'entrée unique de la rue s'en trouvera grandement facilitée.  Les hommes sont casés par 10 dans chaque maison, toutes vides de leurs  habitants. Je prends position avec les sous-officiers, dans une maison voisine,  dans la grande rue. Devant nous et derrière nous les usines et les corons  misérables avec leurs petits jardins. La cuisine roulante est restée à  Bellevue, il serait imprudent de l'amener jusque là. Les légumes et la soupe  nous seront amenés ici, une fois par jour, à la nuit tombante avec une voiture  conduite par mon ordonnance et sous la surveillance du sergent chef Vandevyver. 
    Un officier du 72ème vient se mettre en liaison avec nous et nous  trace un plan de travaux : constructions de barricades pour fermer les accès de  Denain et pose de barbelés dans- la Cité Bessemer, pour parer aux infiltrations  de l'ennemi. Pour ce qui est du secteur de droite c'est le Sergent Agnié qui  s'en  occupe et qui va se mettre en liaison avec le Ct  Misart du 2ème Bataillon. La Cie se met au travail dès l'après-midi dans les  rues étroites des corons dont quelques maisons de ci et delà, ont été écrasées  par les bombes.
    Je fais ensuite la visite des boutiques de la grande rue. Toutes  celles dont les vitrines ont pu être défoncées sont déjà pillées. Il reste  cependant quelques vivres dans les magasins d'alimentation ; je fais rassembler  et mettre de côté, soigneusement, tout ce qui est conserves et légumes secs. Il  ne manquera que du pain dont il ne saurait plus être question ; dorénavant nous  ne mangerons plus que des biscuits. L'entrepôt d'un marchand de vins voisin  renferme encore une appréciable réserve d'alcools variés et au moins 200 hectos  de vin qui semblent avoir échappé à toutes investigations. Je fais surveiller  cet entrepôt par une garde sûre ; je ferai distribuer à chaque homme un litre  de vin par jour, prélevé sur cette réserve. 
    Grâce à un butagaz encore en pleine charge, les sous-officiers ont  réussi à préparer un excellent déjeuner chaud avec les conserves et des  provisions récoltées sur place. Il n'y manque que le pain. C'est une heure de  détente qui nous semble bonne. Coquelin s'installe au piano. 
    En cours d'après-midi bombardement d'artillerie sur les usines et  les crassiers à notre droite, en direction de Lourches. Les bombardements par  avion reprennent eux aussi. On voit à l'œil nu, les grosses torpilles quitter  l'avion à la fin du piqué. Toutes les maisons du quartier en sont ébranlées  jusque dans leurs fondations. Et toujours le "mouchard" qui se  promène à sa fantaisie, au-dessus de nos têtes. 
    Je fais reconnaître de jour, tout le quartier qui sépare Denain de  Lourches. Il n'y a que des éléments très dilués pour tenir un secteur aussi  étendu. Dans les rues quelques civils et principalement des femmes et des  enfants aux figures inquiétantes se faufilent de maisons en maisons ou  ressortent des magasins, un ballot sur le dos. Je leur intime l'ordre de rentrer  chez eux en leur signifiant, qu'à la nuit tombée, je ferai tirer sur toute  personne surprise dans la rue. Je remonte ensuite à Bellevue pour dîner à la  popote et reprendre contact avec Danglard. Lorsque je rentre à la Cité Bessemer  je trouve un ordre du Ct Misard me priant, vu l'urgence des travaux à exécuter,  de mettre en permanence à sa disposition, cinquante hommes qu'il logera dans  son secteur, à proximité de son P.C. Les cinquante hommes en question partent  pour Lourches sous la conduite des sergents Agnié, Leclerc et Coquelin. 
    Le soir arrive. Il est à craindre que les Allemands ne  renouvellent leur tentative de percée sur droite, auquel cas nous risquerions  d'être pris dans un piège, entre les barricades qui transformeraient Lourches  et, surtout Denain, en centres de résistance autonomes. En présence d'une  perspective aussi peu rassurante je juge prudent d'aller à la recherche d'un  cheminement qui nous permettrait d'évacuer la Cie sur Bellevue. La chose serait  possible par un dédale de petites rues et, en coupant au court, à travers les  hauts fourneaux. 
    Dès la nuit tombée le bombardement redouble à droite et à gauche.  A gauche on reconnaît nettement le tir des obusiers et des canons de tranchée  du Ct Vautrin qui, bien approvisionné en munitions, s'est juré de rendre la vie  intenable à ses voisins d'en face. Il tient aussi à venger un de ses plus  brillants Lieutenant, abattu, quelques heures plus tôt, par une rafale de  mitraillette tirée de l'autre rive de l'Escaut. A droite c'est l'artillerie proprement  dite qui donne, de part et d'autre. La nuit est noire, ciel d'orage, ciel  tourmenté. Un gros incendie, au loin, mais juste  dans l'axe de la rue, répand assez de lueurs pour permettre d'apercevoir ce qui  nous entoure. Je laisse la Cie équipée, pour le cas d'une alerte avec une  section entière sur pied. Un fusil mitrailleur installé dans une tranchée  pratiquée à même le trottoir peut enfiler la rue dans les deux sens. Je décide  François à aller se reposer et je reste, en bas, dans la rue, pour veiller jusqu'au  matin.
    La nuit est chaude, étouffante ; petite ondée vers minuit, les  premières gouttes de pluie depuis notre montée en Belgique, la terre fume.  Allées et venues d'agents de liaison. Un bataillon de renfort, monte en  direction du 45ème R.I. L'atmosphère est encore plus lourde après la pluie ;  tous les sens sont aux aguets. Il y a eu quelques accalmies passagères mais au  petit jour le bombardement redouble. Je fais réveiller François pour aller  m'étendre à mon tour.
Dimanche 26 Mai 
    Dès le début de la matinée la maison est ébranlée par les bombes  que les avions déversent sur le crassier où ils soupçonnent la présence d'un  observatoire d'artillerie. Nous suivons tous anxieusement le piqué des avions  et le départ des bombes pour pouvoir se garer éventuellement. Pour varier les  émotions, ce sont, ensuite, des escadrilles de petits avions de chasse qui  passent avec un bruit effrayant et inaccoutumé ; il est aisé de se rendre  compte que les allemands ont dû monter des sirènes sur le pot d'échappement des  moteurs et ce bruit combiné du moteur et de la sirène est de nature à  terroriser ceux dont les nerfs ne sont pas à toute épreuve. C'est la guerre des  nerfs dans toute l'acception du terme 
    La situation ne s'étant pas aggravée je retourne déjeuner à  Bellevue. Par Danglard je sais que Renard et sa Cie ont dû faire le coup de feu  avec les fantassins, au moment de l'attaque des Allemands sur les marais de  Roeulx, et qu'ils ont eu quelques blessés. 
    Dans l'après-midi une camionnette du Bataillon vient à la Cité  Bessemer pour faire un chargement de vivres que j'ai récupérées la veille :  conserves, barils de vin, sacs de haricots et de lentilles. Toujours des civils  suspects qu'il faut constamment refouler de la rue principale sur les corons  voisins. La veille, au soir, lorsque la voiture est venue apporter la soupe,  quelques coups de feu ont été tirés dans sa direction. L'aviation ne cesse pas  ses évolutions ; le "mouchard" est plus harcelant que jamais. 
    A 18 h un cycliste vient m'apporter un pli m'appelant d'urgence au  P.C. du Ct Vautrin à Denain. C'est pour y recevoir encore un ordre de repli, un  de plus! Notre droite a été complètement enfoncée et la résistance n'est plus  possible sur l'Escaut. C'est sur la Scarpe que va s'établir la nouvelle ligne  de résistance. Une Cie du 72ème va rester en position toute la nuit, pour  amuser les Allemands et couvrir la retraite. Quant à nous, nous devons partir,  dès la nuit tombée avec les autres éléments du 72ème, pour un point situé à 500  m à l'Est de Marchiennes sur la Scarpe que nous devons traverser sur une  passerelle jetée, pour la circonstance, par le Génie. Le pont de Warlaing, un  peu plus à l'est est réservé aux véhicules qui doivent être tous passés avant  21 heures ; le Génie le détruira aussitôt après. 
    Je suis extrêmement préoccupé pour nos voitures. Il n'y a pas une  minute à perdre. Je donne à François l'ordre de rassembler la Cie et de la  mettre en route, le moment venu, sur l'itinéraire que je lui trace sur la  carte. Ceci fait je file ensuite, à toute allure, sur Bellevue. Le temps est de  plus en plus lourd, de lourdes nuées d'orage s'accumulent sur nos têtes. J'ai  hâte de voir Danglard, dont le silence m'inquiète.  Lorsque j'arrive il vient tout juste de recevoir, de son côté, l'ordre de  repli. Il n'est que temps de faire filer nos voitures quitte à abandonner sur  place une partie du chargement. Il n'y a même plus une minute à perdre. Je fais  venir le Caporal Cherrier et lui donne dix minutes pour charger ses voitures,  avec le strict indispensable, atteler et prendre la route au trot.
    A ce moment précis, l'orage éclate, avec une violence inouïe,  accompagné d'une trombe d'eau et grêle. Les roulements du tonnerre arrivent à  couvrir les échos du bombardement. Nous nous réfugions, un instant, dans la  salle du dispensaire, sur la place. Les voitures sont chargées ; pour une fois  les conducteurs ont réalisé le sérieux de la situation et ont fait des  prodiges. Au moment de faire monter Mirza dans la voiture, coup de tonnerre  assourdissant ; la chienne casse sa corde et, folle de peur, file ventre à  terre. Adieu Mirza ! La pluie continue à tomber en trombes alternant avec la  grêle. La roulante et les autres voitures s'ébranlent à toute allure et je  prends les devants, en bicyclette, pour guider le convoi. En un clin d'œil je  suis traversé jusqu'à la peau ; le papier sur lequel j'ai noté notre itinéraire  et la carte que je consulte à chaque carrefour sont des loques détrempées. A  Escaudain je disparais jusqu'au moyeu dans une mare que l'averse a formée sur  la place. Je cherche un long moment la route d’Erre ; c'est un officier de  chars, dont les engins sont sous pression dans la cour d'une ferme, qui me met  sur la bonne voie 
    L'orage se calme. Ciel balayé, lueurs de couchant sur les flaques  de la route, atmosphère détendue. Les voitures suivent au trot, bondissant sur  les gros pavés. Nous abandonnons peu à peu le décor des jours précédents ; ce  sont maintenant des prairies, des canaux, des marais, de petites fermes isolées  en torchis. Pays bien irrigué. Nous approchons de St-Amand-les-Eaux. 
    A 9 h 1/2 et après avoir fait 15 km à train d'enfer nous  atteignons la passerelle du Pêcheur à l'est de Marchiennes. Les sapeurs du  génie sont à pied d'œuvre pour détruire le pont, le moment venu. 
    A quelque cent ou deux cents mètres de la passerelle j'engage les  voitures dans la cour d'une grande ferme. Tout est au complet. Il ne manque que  le Caporal Cherrier qui est resté en panne, dans la hâte du départ. Nous nous  installons à tâtons dans la salle basse de la ferme, allumons une bougie et  commençons à dîner avec une boîte de singe et quelques biscuits. La Cie, elle,  a dû prendre la route sans avoir dîné. Il nous reste encore quelques heures à  attendre avant que François ne passe la passerelle avec la colonne. 
    Nous sommes dans la ferme depuis une heure à peine que surgissent  deux officiers d'Etat-major. Ceux-ci sont porteurs d'un ordre général destiné à  tous les éléments qui traversent la Scarpe. Cet ordre est de repartir aussitôt  pour gagner Maulpas en direction de Lille. Les Allemands progressent plus vite  que nous et la défense, impossible sur la Scarpe, est reportée sur la Lys. J'ai  tracé tant bien que mal, sur la carte, l'itinéraire que nous devons emprunter.  Danglard et Huet nous rejoignent sur ces entrefaites avec les voitures de la 8ème  Cie. Après nous être concertés, nous décidons d'attendre les voitures des  autres Cies. C'est moi qui, une fois qu'elles seront toutes regroupées, les  conduirai à Maulpas. Quant à Danglard il va guetter les 4 Cies au passage de la  Scarpe pour leur communiquer l'ordre de déroutement et leur tracer leur nouvel  itinéraire. Comment les hommes après avoir fait plus de 15 km dans la nuit  trouveront-ils la force d'en faire encore 20 ou 25 sans le moindre repos et le  moindre repas ? 
    Je parviens dans l'obscurité à regrouper toutes les voitures du Bataillon et je charge le sergent chef Echinard, perché sur  le cheval de Tourgis de marcher en tête du détachement et de reconnaître la  route. Pour ma part, je vais et viens, en bicyclette de la tête à la queue de  la colonne et inversement pour m'assurer que tout suit sans à-coups. Nous  sommes absolument éreintés. Personnellement j'ai dormi deux à trois heures, au  plus, la nuit précédente. La route est balisée, comme pour notre montée en  Belgique, mais l'encombrement dépasse toute imagination. Il y a une division  entière, de 15 à 20.000 hommes sur la même route : piétons, convois hippos,  batteries d'artilleries, voitures de liaison se doublant sans cesse en rejetant  les malheureux fantassins dans les fossés. Nous devançons constamment des  colonnes d'infanterie, elles-mêmes dans un désordre inextricable.
Lundi 27 Mai 
    Lorsque le jour se lève nous atteignons une grande route, une  route nationale, je suppose, qui mène à Lille et que nous allons suivre un  certain temps. Dès qu'il fait assez clair l'aviation allemande reprend ses  attaques massives. Toutes les agglomérations en bordure de la route ont été  atteintes. 
    Vers 8 heures nous arrivons à Maulpas, petite bourgade à 2 ou 300  mètres à l'écart de la grande route. Là aussi, et bien qu'il ne s'agisse que  d'un groupe de pauvres petites fermes, il y a des maisons en ruines ou  incendiées. Des convois de toutes armes y stationnent déjà. J'ai beaucoup de  peine à trouver une misérable petite ferme abandonnée où abriter nos voitures.  Les propriétaires l'ont évacuée mais une famille de réfugiés belges y campe,  avec des vieillards et des enfants. Nous sommes à bout de forces. Les voitures  mises à l'abri sous les auvents des hangars et les chevaux abandonnés en  liberté dans une petite pâture je fais évacuer la salle à manger de  l'habitation et m'y installe avec Vandevyver, les deux secrétaires et les  agents de liaison. Je ne tarde pas à m'endormir sur une chaise sans avoir eu  seulement la force de me déséquiper. 
    Vers 11 heures Danglard, Huet et Pivert arrivent en voiture devançant de peu les premiers éléments du Bataillon. Je  suis informé que la 5ème Cie, la plus éloignée, ne peut guère arriver avant les  premières heures de l'après midi.
    Des escadrilles de 40 à 50 avions, mi-bombardiers, mi-chasseurs  commencent à bombarder la route de Lille, les carrefours et les agglomérations.  Ce sera, du point de vue de l'aviation, la journée la plus dure de toutes.  L'arrosage ne cesse pas. A tout instant la maison est secouée par les  explosions, certaines toutes proches. Il y a, dans la chambre voisine et la  maison d'en face des gosses que j'entends hurler d'épouvante. Nos chevaux, fous  de terreur, le poil hérissé, courent en tous sens dans leur enclos. 
    A midi nous déjeunons tant bien que mal avec Danglard, Huet et  Tourgis. C'est Echinard qui s'est débrouillé pour trouver quelques victuailles  et s'est transformé en cuisinier. 
    Il est 15 heures. Aucune nouvelle de la 5ème Cie. Les 3 autres  sont arrivées, non sans avoir laissé de nombreux isolés en cours de route. A ce  moment, redoublement des attaques d'avions. A 2 ou 300 mètres de nous la route  de Lille ne cesse d'être arrosée et nous voyons, à l'œil nu, les grosses bombes  se détacher des avions. C'est un vrai carrousel ; les appareils tournent en  rond dans un bruit infernal de moteurs et de sirènes, des gros bombardiers  laissent tomber leurs torpilles et les petits chasseurs qui les suivent tirent  à la mitrailleuse, en piquant à la queue leu leu sur le but. Ils suivent la  route en file, tournent, virent au-dessus de nous pour  retourner prendre la route d'enfilade.
    A 16 heures François et les premiers éléments de la Cie font leur  apparition, fourbus, claqués. Comme je l'appréhendais ils se sont trouvés sur la  route au moment des bombardements, à proximité d'un groupe de camions mis en  feu par des torpilles. Les hommes qui n'ont pas mangé depuis 24 heures se  jettent comme des bêtes sur la soupe qui les attend puis s'endorment, là où ils  sont, d'un sommeil de plomb. Plusieurs sont estropiés, les pieds en sang. 
    18 heures. Ordre de départ impératif ! Il n'y a qu'un moyen de  remettre les hommes sur pied, c'est de leur faire comprendre qu'il ne reste  plus qu'une chance de salut, atteindre au plus tôt la Lys et s'y cramponner  dans une défense opiniâtre. Je m'y emploie de mon mieux et je ne parviens pas  sans peine à mettre la Cie sur pied. Il y a des hommes et des sous-officiers,  effondrés sous le poids de la fatigue et du sommeil que nous ne parvenons pas à  réveiller. A 19 heures cependant nous repartons par la route de Lille, en  colonne par un de chaque côté de cette grande avenue de façon à trouver abri  instantanément dans les fossés qui la bordent. Danglard, Huet et Pivert partent  de leur côté avec les autos et notamment le camion qui contient nos cantines,  pour Seclin. Nous ne devons plus nous revoir et, à partir de cette heure, c'est  moi qui vais avoir la lourde responsabilité du Bataillon tout entier. 
    Nous progressons maintenant vers le Nord. Je suis recru de fatigue.  J'ai, dans ma gourde une réserve de rhum à laquelle je n'ai pas encore eu  recours. De temps en temps j'en bois une gorgée et grâce à ce coup de fouet je  repars en avant. Pour m'alléger j'ai accroché ma musette et mon masque à  l'arçon de la selle de mon nouveau cheval. C'est le sergent Filleul, blessé et  incapable d'aller plus loin qui le monte. 
    Vers minuit nous arrivons sur un plateau découvert d'où l'on doit  découvrir, en plein jour, tout le pays avoisinant. Nous avançons péniblement,  toutes les 5 minutes la colonne stoppe. Tout à coup, rafale d'obus percutants  et fusants qui nous sont manifestement destinés et qui nous jettent,  brusquement dans les fossés. A l'horizon, lueurs d'incendies et des fusées qui  montent dans le ciel dans toutes les directions. Je dis bien dans toutes les  directions et cela signifie que le cercle s'est refermé autour de nous et qu'il  n'y a plus, vraisemblablement, aucune voie pour échapper à l'ennemi. Qu'importe,  s'il y a encore une chance, une maigre chance à courir, nous la courrerons. 
    A cet instant il me semble reconnaître dans la nuit la voix familière de Chambraud. Je m'approche. Effectivement c'est  Chambraud qui fait la pause, le long de la route avec ce qui lui reste de son 3ème  Bataillon, 300 hommes au plus et un seul officier, le Lt Van Der Hagen. Nous  décidons de marcher de concert dans la direction d'Armentières et d'associer  jusqu'à la fin notre mauvaise fortune. Chambraud d'ailleurs, a conservé  l'énergie et le cran que je lui ai toujours connus.
    Nous poursuivons la marche en avant. Les lueurs d'incendies se  rapprochent. Le flot des troupes grossit rapidement. Nous sommes à tous moments  dépassés et bousculés par les chars et les colonnes d'artillerie qui foncent  dans la nuit, sans souci des obstacles. A un carrefour, nous devons, Druet et  moi, mettre revolver au poing et nous porter au milieu du carrefour pour  arrêter momentanément ce flot de voitures qui menace de couper notre colonne,  notre misérable colonne de fantassins. J'ai vu le moment où Druet, au comble de  l'exaspération allait abattre le chauffeur d'une voiture de liaison bondée  d'officiers et de cantines, laquelle s'obstinant à  vouloir foncer en avant.
    Malgré cela notre colonne est constamment bloquée et chaque arrêt  nous coûte 10 minutes ou I/4 d'heure et chaque minute perdue consacre notre  impuissance. La marche est de plus en plus épuisante. A 2 km de Seclin arrêt  complet. Devant et derrière nous, les troupes et les convois que la route ne  parvient plus à contenir, ont débordé dans les champs, ce qui accroît encore la  confusion et l'enchevêtrement des unités. 
    Nous coupons, nous aussi, à travers champs pour gagner Seclin. Le  centre de la petite ville n'est plus qu'un immense brasier qui projette vers le  ciel des tourbillons d'étincelles et des lueurs rougeoyantes : un spectacle  infernal. Dans notre hâte de pousser en avant nous nous laissons absorber par  un immense flot mouvant qui s'efforce de contourner la ville par la droite.  Nous parvenons après d'invraisemblables efforts mais, de l'autre côté de Seclin  nouvel arrêt. Nous sommes arrivés à l'entrée du pont qui enjambe le canal et  sur lequel doivent nécessairement s'écouler toutes les troupes accumulées aux  alentours de Seclin. Il nous faut une heure, deux heures, peut-être d'attente  fébrile pour le franchir. 
    Tout autour de ce point de passage le bombardement a fait rage ;  ce ne sont que trous et cratères occasionnés par l'explosion des torpilles  d'avions, cadavres, chevaux éventrés, camions incendiés qu'il faut enjamber ou  contourner tant bien que mal. La course en avant reprend aussitôt de plus  belle. Nous arrivons à une fourche ; à droite, dans la direction que nous  devons suivre c'est de nouveau un enchevêtrement inextricable. A gauche,  l'autre route, qui a du être réservée au matériel roulant est noire à perte de  vue, de camions. Nous avons l'impression Chambraud et moi, qu'il serait  possible de passer en faisant progresser nos hommes en colonne par un le long  de la file des véhicules. 
    Sur deux kilomètres au moins nous longeons une colonne de chars et  camions tassés les uns contre les autres. Capots et arrières de voitures se  touchent, les conducteurs, recrus de fatigue dorment sur les volants. Nous  questionnons, au passage, quelques officiers. Ceux-ci ne savent rien sinon que  la tête de colonne s'est heurtée à des éléments ennemis qui interdisent le  passage. Maintenant, les véhicules sont si étroitement collés les uns aux  autres qu'il est impossible, à aucun d'entre eux, de faire demi-tour. Ce  formidable matériel est maintenant figé sur place, immobile, impuissant. Où  sont les Etats-majors impuissants à remettre de l'ordre dans ce chaos ? 
    Cette nouvelle étape nous mène à Blanbourdin. Nous sommes  maintenant à proximité de Lille. Il est deux heures du matin. Nous débouchons  sur la place de l'Eglise. Là aussi, maisons éventrées et traces de  bombardement. Des soldats dorment sur les trottoirs, des officiers inquiets,  désemparés vont et viennent de tous côtés.
Mardi 28 Mai 
    Et maintenant que faire ? Où aller, Nous sommes irrémédiablement livrés à nous-mêmes. Nous nous engouffrons  Chambraud et moi dans l'Eglise et, là, à la lueur d'une lampe électrique nous jetons  un coup d'œil sur la carte. Nous essayons de repérer la route d'Armentières  puis, finalement, nous décidons de filer sur Lille pour traverser ensuite la  Lys et chercher, vers le nord, un passage. Nous avons encore avec nous la 5ème,  la 6ème et quelques éléments de la 8ème Cie et enfin les débris du 3ème  Bataillon, en tout 5 à 600 hommes. Des voitures il n'est plus question, elles  sont restées coincées, quelque part, derrière nous  et nous ne les reverrons plus. Avec elles, ma cantine, ma valise et mille  choses personnelles qui me tiennent particulièrement à cœur.
    Nous reprenons la route et, déjà, le petit jour commence à poindre  lorsque nous débouchons face à une voie d'eau. Il s'agit de la Deule canalisée.  Nouvel arrêt. Il y a bien un pont devant nous mais les troupes qui nous  précèdent ont été saluées par des rafales de mitrailleuses. Pas de doute  possible, nous arrivons trop tard ; l'ennemi occupe les ponts de la Deule, ou  tout au moins celui-ci. 
    Nous tournons à droite en longeant le canal. Les Cies s'échelonnent le long du mur d'une usine. Petit jour  lugubre, silence inquiétant ; on dirait une aube d'exécution capitale. Devant  nous, à pied, tête basse, suivi de son Etat-major, nous voyons passer le  Général Meslier, commandant de la célèbre division marocaine. Il est suivi de  son escorte de goumiers, la carabine au poing. Il se dirige vers le pont  suivant à la recherche, comme nous tous, d'une fissure dans le cercle qui se resserre  d'heure en heure autour de nous.
    Il ne saurait être question de rester ainsi à découvert au moment  même où le jour se lève. Le Lieutenant Van der Hagen qui habite Lille et qui  connaît bien Loos, où nous sommes maintenant, s'offre à faire une  reconnaissance dans les environs immédiats. En attendant, je fais effectuer  l'appel de la Cie, réduite à moins des 2/3 de son effectif, et je dépêche,  Martin le cycliste le plus débrouillard, à la recherche du Sergent Filleul,  auquel j'ai confié mon cheval et qui a du lâcher la colonne entre Haubourdin et  Loos. Je ne verrai revenir ni Martin, ni Filleul, ni mon cheval, à la selle  duquel j'avais accroché ma musette contenant ma trousse de toilette et un peu  de linge. Cette fois je suis dépouillé de tout, il ne me reste plus que ce que  j'ai encore sur le dos. 
    Van der Hagen revient et prend la tête de la colonne pour nous  conduire, tout près de là, dans une grande propriété, celle du filateur lillois  Thiriez. Grande villa, tapissée de lierre et isolée au milieu d'un grand parc  enclos de murs. Il y a là de grands arbres, sous lesquels nos hommes seront à  couvert, sinon à l'abri. Des artilleurs avec quelques pièces de 55, leurs  réserves de munitions et d'essence et des anglais avec des camions bourrés de  ravitaillement s'y sont déjà réfugiés. 
    Nous nous enfermons, Chambraud et Van der Hagen, dans le grand  fumoir de la villa pour délibérer. Nous décidons, pour y voir un peu clair, de  tenter la liaison, d'une part avec Lille et le Commandement que nous supposons  devoir s'y trouver, et c'est Van der Hagen qui va essayer ; d'autre part avec  les troupes voisines dans Loos et c'est Chambraud qui s'en charge. En leur  absence je commence à faire rassembler dans le sous-sol de la villa tout ce qui  m'est signalé comme traînant à l'abandon dans le parc. Ce sont des caisses  provenant de l'intendance anglaise : biscuits, corned-beef, bacon, rhum,  cigarettes. 
    Chambraud rentre peu après. Il a pris contact avec nos voisins les  plus proches, un bataillon du 110ème R.l. dont un officier d'un régiment voisin  vient de prendre le commandement. Il s'agit du Capitaine de La Motte Saint  Pierre. Celui-ci a déjà commencé l'organisation du quartier en centre de  résistance. L'usine Kuhlman en bordure de laquelle nous avons stationné ce  matin le long de la Deule en constitue le noyau. Quant à Van der Hagen il nous  rejoint à son tour. Il ne lui a pas été possible de pénétrer dans Lille car les  Allemands y sont déjà, occupant les principaux bâtiments publics et quelques  points d'appui. Seules entrent et circulent librement en ville, du consentement  même de l'ennemi, les autos sanitaires chargées de blessés. 
    La situation semble pouvoir se résumer comme suit : l'ennemi  occupe Lille et encercle les grosses agglomérations de sa banlieue, entre  autres Loos où nous nous trouvons, mais aussi Lomme, Haubourdin..., où ont  reflué en masses des troupes venant de la région de Valenciennes. Les éléments  épars, imbriqués les uns dans les autres, sans commandement supérieur, sans  liaison, ont cependant une idée commune, à savoir s'organiser en centre de  résistance sous le commandement d'un chef unique, qui reste encore à trouver,  et de tenir sur place le plus longtemps possible, dans l'espoir et l'attente  d'une contre-offensive qui ne saurait manquer de venir à notre secours du Nord  ou du Sud-Ouest. 
    Il nous apparaît prudent, ne fut-ce que par crainte des  bombardements que nous n'allons pas manquer de subir, d'éparpiller notre  occupation. Les éléments du 3ème Bataillon avec Chambraud et Van der Hagen  resteront là où ils sont déjà et les éléments du 2ième Bataillon partiront avec  moi, Tougis et Druet pour occuper, à 200 mètres delà, le château de Mr Lievin  Danel, le gros imprimeur de Lille. Les deux parcs sont contigus et communiquent  par un très vaste jardin potager. Les liaisons d'un bout à l'autre pourront  s'effectuer aisément. 
    L'installation commence. Somptueuse résidence au milieu d'un parc  de 3 à 4 hectares. Un canal longe la façade de la maison où l'on accède par un  pont et un large porche. Vastes pelouses qui s'étalent devant la façade  principale, grandes frondaisons, vénérables platanes. Devant les communs qui  s'alignent sur un des côtés de la propriété il y a des massifs flamboyants de  rhododendrons. 
    Les hommes s'installent, partie dans les communs et la maison du  portier, partie dans le grand salon du château où je fais rouler dans un coin  les tapis et les meubles précieux ; Chambraud et Van der Hagen viendront  prendre leur repas avec nous dans la petite salle à manger. C'est dans le grand  hall, à la fois salon, fumoir, salle de jeux et qui débouche de plain-pied sur  le parc par de vastes portes fenêtres que nous camperons et passerons la nuit. 
    Je continue à faire inventorier et emmagasiner tout ce que nous pouvons  récupérer de conserves anglaises : bacon, marmelade, biscuits et cigarettes. Il  y en a encore quelques pleins camions dans ce parc-ci. Avec les légumes que  nous trouverons en abondance dans le potager, il y a de quoi tenir mais en  rationnant de façon très stricte dès maintenant, 5 à 6 jours environ. 
    J'explore les deux étages du château pour y trouver un peu de  linge dont je suis complètement démuni. Tout décèle la fuite précipitée des  propriétaires et des domestiques. Au rez-de-chaussée, surélevée de quelques  marches et débouchant dans le grand hall, il y a une minuscule bibliothèque en  forme de chapelle gothique. Elle renferme un nombre assez restreint d'ouvrages  mais triés par un amateur au goût très sur, rien que des éditions rares et des  reliures de prix. Les papiers de famille, la correspondance personnelle  traînent encore sur le bureau. Je suis presque tenté de m'installer dans le  fauteuil du maître de la maison, de fermer la porte et de me plonger dans la  lecture de tel ou tel ouvrage familier. Sur le grand piano à queue du salon, la  photo de la maîtresse de maison entourée de tous ses jeunes enfants. Quant à la  propriété dans son ensemble, elle est entourée de grands murs et fermée aux  bruits de l'extérieur ; nous ne sommes cependant qu'à 400 mètres au plus de la  Deule canalisée dont l'ennemi tient la rive opposée. 
    Je tiens à ce qu'aucun de nos sous-officiers et même aucun de nos  hommes n'ignore la situation dans laquelle nous nous trouvons. Je les réunis en  cercle et leur communique le peu de renseignements que je possède, je ne leur  dissimule pas qu'il faille s'attendre à combattre durement, car plus nous  tiendrons  longtemps, plus nous aurons de chance d'être  secourus. Je prends ensuite à part Coquelin et isolés, tous les deux, dans un  coin reculé du parc nous faisons un petit culte.
    Au soir nous apprenons que la résistance s'organise peu à peu sous  la direction et l'impulsion d'un des nombreux généraux enfermés, comme nous,  dans les faubourgs de Lille. Les unités se regroupent, les secteurs se  délimitent. Nous avons devant nous, tenant la tête de pont et la rive du canal  des éléments du 110ème R.l. auxquels nous allons apporter l'aide de nos 4 à 500  pionniers. 
    La journée prend fin. Elle a été paisible. Peu d'artillerie. Seule  l'aviation nous a survolés et, encore, sans trop bombarder, soit que les  Allemands nous sachant encerclés nous négligent pour des objectifs plus  importants, soit qu'ils se regroupent en vue d'une action décisive. 
    Tourgis, Druet, l'adjudant François et moi, nous passons la nuit  dans les grands fauteuils de cuir du hall. Les portes-fenêtres qui débouchent  sur le péristyle devant lequel s'étendent, en pente douce, les gazons et les  plans d'eau, sont restées entrouvertes. D'un bond nous pouvons être dehors.  L'un de nous veille à tour de rôle, les autres sommeillent, tout équipés.
Mercredi 29 Mai 
    Dès le matin nous établissons la liaison avec le Bataillon du 110ème  R.I. Le Capitaine de la Motte vient nous mettre au courant du regroupement des  forces qui s'opère à Loos même. La difficulté est extrême. Elle provient de la  multiplicité et du mélange des unités, quelques unes sans commandement car,  hélas, quelques officiers ont filé et tenté de s'échapper sans plus se soucier  de leurs hommes. Quelques autres officiers, en outre, sont partisans d'une  reddition immédiate ; c'est, toutefois, le parti de la résistance qui  l'emporte. 
    Nos pionniers se voient assigner une double tâche : travailler au  renforcement de la position par la construction de barricades aux extrémités de  toutes les rues débouchant sur le canal, à la défense des positions elles-mêmes  et en cas de repli, du centre de résistance que constituerait la propriété  Danel, que nous occupons. 
    Au cours de la nuit précédente les artilleurs et les quelques  Anglais qui rôdaient encore autour de leurs camions ont disparu, les artilleurs  avec leurs pièces mais les Anglais en abandonnant la totalité de leur matériel.  Nous constatons aussi le départ précipité du groupe sanitaire installé dans la  rue voisine. Cela est grave car nous sommes dépourvus de médecins et de  médicaments ; si nous avons des blessés, ce qui est à craindre, il faudra les  évacuer à bras et nous ne savons où. 
    Le déjeuner nous réunit dans la petite salle à manger. Le cadre  est accueillant à souhait, le linge fin, l'argenterie somptueuse. Nous avons  quelques conserves et biscuits et de la salade qui provient du potager voisin.  Druet s'est occupé du vin. La cave, à l'instar de la bibliothèque a été  constituée avec discernement. Elle abonde en bourgognes des grandes années et  de Champagne des meilleures cuvées. Notre camarade a failli avoir une attaque  en constatant dans quelle proportion la réserve de bouteilles a pu baisser au  cours de la nuit et cela malgré la présence d'une sentinelle à l'entrée de  l'escalier qui mène à la cave. Un seul détail lui avait échappé, c'est  l'existence à l'autre extrémité de celle-ci d'un soupirail au ras du sol et qui  peut laisser passage, à la rigueur à un visiteur leste et assoiffé.
    Et maintenant au travail. Comme la nuit le bruit risque de gêner  l'écoute des veilleurs c'est de jour que nous allons commencer la construction  des barricades, mais en prenant, toutefois, les plus grandes précautions. Nous  menons, François et moi, la Cie à pied d'œuvre en traversant de bout en bout  l'usine Kuhlman, jusqu'aux ruelles qui débouchent sur le canal de la Deule et  que nous devons obstruer. Nous trouvons sans peine sur place les matériaux  appropriés sous forme de sacs de ciment que nous entassons, jusqu'à hauteur  d'homme, de part et d'autre de la rue et à l'abri desquels, ensuite, les hommes  progressent. Le travail est déjà bien avancé lorsque les Allemands qui se sont  aperçu de nos manœuvres nous envoient quelques rafales de mitrailleuses, mais  il est trop tard, nos travailleurs sont maintenant suffisamment abrités. 
    J'erre un instant dans l'usine abandonnée et apparemment déserte.  Notre occupation n'est pas très dense ; de ci, delà mais a des  emplacements judicieusement choisis, une mitrailleuse ou un fusil mitrailleur  avec son équipe réduite au minimum et composée de jeunes ou, tout au moins, qui  me paraissent jeunes au regard de nos vieux pionniers. Un véritable monde cette  usine Kuhlman ! J'appréhende ce que pourrait donner un bombardement  systématique sur ces magasins pleins de bonbonnes d'acides ou sur ces immenses  réservoirs d'ammoniaque. 
    Aucune nouvelle de l'extérieur. Quelques sapeurs du génie livrés à  eux mêmes, puis un sous-lieutenant indigène, séparé de son régiment viennent se  mettre à notre disposition. Ce dernier nous amène deux sections de tirailleurs  avec leur armement au complet. Nous allons les incorporer dans notre système  défensif. 
    Après dîner je pars avec Chambraud pour voir les autres Cies au  travail sur différents points du secteur. Nous emmenons deux agents de liaison  et, à défaut de grenades, dont nous sommes totalement dépourvus, nous nous  munissons de pistolets automatiques et de mousquetons. Nous constatons au cours  de notre ronde combien de civils sont restés sur place. Les caves et les  sous-sols des usines en regorgent. A l'usine Kulhman, entre autres, des femmes  et des enfants sont venus s'entasser, quoi qu'on ait pu faire pour s'y opposer,  dans les sous-sols, à quelques pas de nos mitrailleuses, là où ils seront le  plus exposés en cas de coup dur. 
    Nous avançons avec prudence. Les divers éléments du secteur, qui  s'ignorent encore sont sur un perpétuel qui-vive. Il est indispensable de se  faire reconnaître des sentinelles par des coups de sifflets convenus et encore  à bonne distance, faute de quoi, on risque fort un coup de mousqueton. A trois  reprises différentes nous sommes arrêtés par des postes de garde qui nous  remettent entre les mains des civils suspects. L'un d'eux est un jeune  condamné, à la pâle figure de gouape, devant lequel se sont ouvertes le matin  même les portes de la prison de Loos. Il y aussi un flamand sans papiers et un  vieillard en apparence déséquilibré mais qui n'est peut-être qu'un dangereux  espion. Nous les poussons devant nous pour les remettre au Capitaine de La  Motte vers le P.C. duquel nous nous dirigeons. 
    Le Capitaine de La Motte est là, entouré des agents de liaisons et  dans un état d'exaltation extrême. Il nous prend par le bras et nous entraîne  au dehors, sur les marches du perron de la villa qu'il occupe. Et là, dans la  nuit, pour l'instant tout à fait calme et sereine il nous confie, à voix basse,  ce qu'il sait de la situation. Pour lui, et d'après les renseignements qu'il a  recueillis dans la journée, il n'y a plus aucun espoir;  s'il faut tenir encore c'est pour l'honneur et aussi pour infliger à l'ennemi  le plus de pertes possibles, en le contraignant à un assaut meurtrier et à de  sanglants combats de rues. Quant à lui, il se déclare résolu à ne pas tomber  vivant entre les mains des ennemis. Il a pris ses dispositions pour tenir avec  son bataillon jusqu'à la dernière extrémité, après quoi il tentera de fuir vers  nos lignes en compagnie de son ordonnance. Il a pris, à cet effet, les  dispositions les plus méticuleuses. Il nous plaint, Chambraud et moi, qui,  d'une autre génération que la sienne avons fait la grande guerre, d'en arriver  là et de vivre des heures aussi douloureuses. Et ce magnifique soldat, qui nous  domine de la tête et qui évoque avec sa casaque de cuir et son casque sans  visière un centurion romain, étouffe un sanglot, nous donne l'accolade et  s'enfuit vers son bureau dont nous entendons claquer la porte.
    Nous poursuivons notre ronde, silencieux, impressionnés par cet  entretien. Des incendies, de plus en plus nombreux, illuminent la nuit, aux  quatre coins de l'horizon. De longues rafales de mitrailleuses déchirent le  silence de la nuit et sifflent au-dessus de nos têtes, nous contraignant à des  plats ventres prolongés. Nous regagnons nos emplacements sans encombre. J'ai de  la peine à m'endormir malgré la fatigue ou, peut-être, à cause de la fatigue et  l'énervement. Je reste assis un long moment sous le péristyle de la villa. Il y  a de temps à autre de longues accalmies pendant lesquelles on distingue  nettement, venant de l'ouest, un roulement lointain et prolongé ; aucun doute  n'est permis, l'artillerie fait rage à quelques 50 ou 100 km d'ici. Nous avons  un tel besoin d'accrocher notre espoir à l'indice le plus ténu que nous voulons  y voir la contre-offensive qui progresse vers nous, pour délivrer l'armée des  Flandres.
Lundi 30 Mai 
    L'artillerie commence à se déchaîner avant même le lever du jour,  la nôtre, qu'une oreille exercée parvient à distinguer de l'autre, crache par  rafales précipitées, occasionnant, comme nous l'apprendrons plus tard des  brèches sanglantes dans les rassemblements ennemis. Plusieurs de ces pièces  sont en position, tout près de nous, sur une vaste place et tirent dans les  intervalles laissés par de grands immeubles de 6 étages. 
    Quant aux obus ennemis ils s'éparpillent autour de nous sans viser particulièrement le point où nous nous trouvons.  Dans une prairie voisine les artilleurs ont abandonné de nombreux chevaux  blessés qui vont et viennent, lamentables, sans une plainte. L'un d'eux marche sur  ses entrailles pendantes, comme un cheval de picador dans l'arène, un autre a  la langue à moitié sectionnée par un éclat.
    Nous pressentons que la fin du drame est proche. La conversation que nous avons eue, la veille avec le  Capitaine de La Motte, me hante. Dès que je vois Chambraud, je le prends à part  et je lui demande, à brûle pourpoint, s'il accepterait de tenter sa chance  lorsqu'il apparaîtra que nous allons être pris et qu'il n'y a plus rien à  tenter. C'est oui, d'emblée. Il y avait, lui aussi, longuement réfléchi, déjà.  Il propose d'associer Van der Hagen à notre tentative et, moi, François. Quant  à Drouet et Tourgis ils ne sont pas en état, pas plus au physique qu'au moral  de tenter le coup ; inutile donc de s'en ouvrir à eux. Nous reprendrons la  conversation le plus tôt possible.
    J'étudie maintenant la façon dont nous pourrions organiser la  défense de la propriété elle-même. Nous pouvons être attaqués de face où  tournés  de deux autres côtés. Par derrière nous sommes  couverts par le Bataillon Chambraud. Nous pouvons d'ailleurs être aussi bien  pris à revers par des troupes débouchant de Lille. Je suis absolument désemparé,  je n'ai même pas à ma disposition un plan de Lille et des environs, j'ai  fouillé en vain tous les tiroirs du château pour en trouver un.
    Nos hommes, trop gâtés depuis le début de la campagne, trouvent sévère le rationnement auquel ils sont maintenant  soumis. Pour éviter toute discussion nous alternons, François et moi, pour  surveiller la distribution des vivres. Je soupçonne certains débrouillards  d'avoir visité les camions dès notre arrivée ici et de s'être constitué des  réserves personnelles. C'est pourquoi je fais effectuer la fouille des sacs, de  façon à ce que le rationnement pèse sur tous également.
    Aussitôt après le déjeuner, qui n'est pas plus copieux que celui  des hommes et qui est expédié sans entrain, j'envoie un sous-officier pour  abattre à coups de pistolets les chevaux blessés que j'ai repérés ce matin.  S'il apparaît indispensable nous pourrons abattre aussi une bête indemne et la  débiter pour nourrir notre petite garnison. 
    Brusquement les rafales d'obus se rapprochent et paraissent se concentrer  sur nous. Cette fois c'est du gros calibre, du 105 ou du 150. Un avion est  passé un instant plus tôt très bas qui a dû apercevoir nos allées et venues  dans le parc et en a fait son profit. Inutile de donner l'ordre de se terrer.  En un clin d'œil les hommes se sont aplatis dans les tranchées et n'en bougent  plus. J'ai trouvé un abri relatif sous le porche du château avec Tourgis et  Druet et nos agents de liaison. De là nous pouvons surveiller tout le parc. Les  obus pleuvent maintenant de droite et de gauche et nous commençons à être  entourés d'une fumée épaisse et acre dont, à vingt ans d'intervalle, j'ai  conservé le goût au fond de la gorge. L'un d'eux vient éclater à quelques  mètres derrière le porche où nous sommes encore rassemblés. Les éclats ont  traversé les vitres de la salle à manger, criblant les boiseries, les poutres,  la rampe de l'escalier ; une autre gerbe d'éclats est allée saccager toutes les  vitres d'une serre à une vingtaine de mètres de là. La fumée dissipée nous nous  comptons, nous nous palpons, nous sommes tous indemnes et c'est un vrai  miracle. Deux heures durant, deux longues heures interminables nous allons  rester là, les nerfs tendus sous les rafales que nous entendons venir et qui  s'abattent un peu partout régulières, implacables. 
    Le calme revint avec le soir. Je me retrouve avec Chambraud. Il  m'apporte l'adhésion de Van der Hagen et, moi celle de François. A quatre nous  sommes décidés à tenter l'aventure. Ce qui pour un isolé serait une tentative  très hasardeuse mérite d'être tenté par une équipe bien homogène. Nous écartons  d'emblée l'idée de nous habiller en civils ce qui serait grave en cas d'échec.  Nous envisageons de nous jeter au dernier moment dans une des nombreuses  maisons abandonnées qui nous entourent et de nous y terrer dans la cave ou le  grenier pendant deux ou trois jours. Une fois passé le flot des troupes  ennemies nous essayerons de filer, de nuit, en direction du sud-ouest. Nous ne  nous chargerons que de vivres, boussoles et cartes Van der Hagen nous servira de  guide pour quitter les environs de Lille. Le gros obstacle et nous ne nous le  dissimulons pas sera la traversée des rivières. Demain matin j'irai faire choix  de la maison qui doit nous servir de cachette. 
    La journée s'achève dans le calme. L'attaque finale et décisive  que nous attendons est remise à demain, sans doute. Il ne faut cependant pas  songer à dormir. Nous aurions d'ailleurs de la peine à trouver le sommeil. Je  rentre  au château et m'enferme dans la bibliothèque. Je m'y  recueille quelques instants et je griffonne une lettre d'adieu à celle et à  ceux vers qui ma pensée n'a cessé d'être tendue, heure par heure depuis le  début de l'aventure. L'enveloppe est libellée et placée dans la poche de ma  vareuse de façon à ne pouvoir passer inaperçue en cas d'accident.
Vendredi 31 Mai 
    Le bombardement a repris au cours de la nuit, allant en s'intensifiant d'heure en heure. Les coups partent  maintenant de tous côtés. Il est impossible de distinguer les départs des  arrivées, ni le son des batteries allemandes de celui des nôtres, tant elles  sont proches les unes des autres et tirent à courte distance. Tous ceux des  pionniers qui ne sont pas de garde se sont terrés dans de nouvelles tranchées  étroites et profondes que j'ai fait hâtivement creuser aux endroits découverts,  au milieu des pelouses car, depuis hier, les Allemands utilisent des obus à  fusées extra sensibles qui éclatent au contact de la plus petite branche. Les  autres sont échelonnés en tirailleurs le long du mur de la propriété.
    Je suis allé repérer la maison où nous pensons pouvoir trouver  refuge, le moment venu. C'est un intérieur modeste, celui, je présume d'un  ouvrier de l'une des usines voisines. Tout est resté en ordre comme si son  propriétaire devait y rentrer d'un instant à l'autre. J'y dépose la réserve de  vivres dont je me suis muni. La maison est discrète, un peu à l'écart de la  rue, masquée par quelques arbres, c'est tout à fait ce qui nous convient. 
    La matinée s'écoule, interminable, avec de brusques accalmies et  des recrudescences chaque fois plus violentes qui font sursauter. Vers 11  heures quelques rafales s'abattent en plein sur les deux propriétés, coupant en  deux un arbre du parc et faisant deux morts et quelques blessés au 3 ème  Bataillon. Le problème de leur évacuation se pose aussitôt. Nous n'avons ni  médecin, ni médicaments, ni voiture sanitaire. Un débrouillard parvient à  mettre en marche un des nombreux camions garés sous les arbres, le tailleur  improvise un fanion à Croix Rouge et les blessés sont aussitôt dirigés sur  Lille où les Allemands les hospitaliseront et les soigneront. Ceux qui sont  morts sont enterrés, séance tenante, dans le parc, le long du mur de clôture. 
    Nous déjeunons en hâte pendant une accalmie qui, en se  prolongeant, devient pesante car nous sommes convaincus qu'elle ne peut que  préluder à l'assaut final. J'admire l'inconscience de nos hommes. Plusieurs  d'entre eux, insouciants des rafales qui peuvent s'abattre d'un instant à  l'autre et les mettre en pièces, cueillent de la salade dans le potager, deux  autres, au milieu du parc, accoudés à la barrière du pont pèchent, avec des  lignes de fortune, les carpes du bassin. Il est vrai que nous vivons en vase  clos, à l'abri des mouvements de l'extérieur et que nos hommes ne connaissent  ni nos craintes, ni nos angoisses. 
    Tout à coup, colporté par des tirailleurs marocains qui traversent  le parc en courant et vont se mettre en position dans les rues latérales, se  répand le bruit, que l'ennemi a réussi à franchir la Deule et s'infiltre dans  Loos. C'est la bataille des rues qui commence. En certains points nos 75  débouchent à 0 sur les camions et les groupes ennemis qui progressent leur  occasionnant des pertes sanglantes. Nous risquons d'être en contact d'un  instant à l'autre. Je me concerte avec Chambraud pour savoir si nous devons  persévérer dans une défense, maintenant sans espoir ou nous préparer à la  reddition. Nous n'avons plus aucune liaison avec le commandement local et  sommes, plus que jamais, livrés à nous-mêmes. J'ai, pour ma part, la  responsabilité du bataillon, près de 800 hommes, et elle me pèse lourdement sur  les épaules. Chambraud, dont le cran n'a pas failli, penche pour la résistance  jusqu'à la dernière extrémité, mais avant tout autre chose nous allons essayer  de reprendre le contact avec le Capitaine de La Motte, ensuite, nous aviserons. 
    Chambraud y part et, sur mon insistance se fait accompagner d'un  agent de liaison, le célèbre Bouboule. Une demi-heure ou trois-quarts d'heure  après nous voyons réapparaître Bouboule toujours souriant, mais à bout de  souffle. Il lui faut quelques instants pour se remettre, après quoi il nous  explique que le Capitaine Chambraud et lui ont retrouvé le Capitaine de La  Motte à l'intérieur de l'usine Kulhman où il a battu en retraite. Perché sur un  crassier d'où il domine les environs et entouré de quelques fusils mitrailleurs  il tire sur les Allemands qui se faufilent de maison en maison, comme sur des  lapins à la chasse. Au retour Chambraud a voulu s'arrêter dans une maison où la  veille encore se trouvait un officier du 110ème R.I. La porte ouverte sans  hésitation il s'est trouvé nez à nez avec un Allemand. Surprise réciproque.  L'Allemand l'a mis en joue mais Chambraud avec un réflexe aussi rapide a sorti  son revolver et, comme l'Allemand, reculait de quelques pas pour appeler au  secours, Chambraud suivi de Bouboule se sont éclipsés à toutes jambes. Et  Bouboule que cet incident ne semble pas avoir autrement impressionné rit à  gorge déployée. La conclusion c'est qu'il faut que nous nous tenions sur nos  gardes et que l'ennemi s'infiltre de tous côtés. 
    Le bombardement a repris, plus violent encore que dans la matinée  et les avions passent et repassent très bas, en vagues serrées et rapides,  lâchant leurs bombes un peu partout. Les tirailleurs indigènes qui se sont  repliés sur nous, ainsi que nos pionniers échelonnés le long du mur du parc,  tiraillent sur les Allemands que nous voyons progresser par bonds rapides, de  couverts en couverts. Nombreux sont ceux qui ne se relèvent pas. 
    Nous tenons les trois côtés de la propriété le quatrième est  appuyé sur la propriété qu'occupé et que défend Chambraud. Des balles sifflent  maintenant au-dessus de nos têtes et leur claquement sec indique qu'elles sont  tirées tout près de là. Il n'y a plus aucune illusion à se faire, aucun espoir  à conserver. Nous sommes déjà virtuellement prisonniers. Je brûle les papiers  militaires que je détiens, roule une couverture et enfourne dans une musette un  peu de linge, quelques conserves, une poignée de biscuits. Je demande à mes  sous-officiers de faire prendre à leurs hommes des précautions identiques. Ce  que je redoute c'est que la prise de contact ne tourne au massacre, car les  Allemands, depuis trois jours, ont subi trop de pertes, pour ne pas réagir  violemment contre cette résistance imprévue et obstinée. Déjà hier leurs avions  nous ont lancé des tracts menaçants, pour le cas où la résistance se  poursuivrait. 
    L'heure du dîner est arrivée. Nous l'avions tous oubliée sauf  Druet qui nous rappelle à la réalité. Nous ne voulons pas laisser passer cette  occasion, la dernière sans doute, de manger en commun. Chambraud et Van der  Hagen qui devraient être là ont laissé passer l'heure eux aussi et Druet  s'offre à aller les chercher. Il n'y a qu'un saut à faire, le potager à  traverser. A l'instant même où il débouche dans l'autre parc un réflexe le  jette brusquement derrière le tronc d'un gros platane. A 100 m. devant lui, les  débris du 3ème Bataillon, Chambraud et Van der Hagen en tête, défilent en  direction de la sortie de la propriété, encadrés de fantassins allemands. L'infiltration  de l'ennemi s'est effectuée simultanément par derrière et par devant et ce sont  les éléments débouchant de Lille qui sont arrivés les  premiers sur nous. Cela s'est fait si rapidement que Chambraud et ses hommes  ont eu à peine le temps de tirer quelques coups de fusil et le bruit de la  lutte s'est perdu dans celui du bombardement. Sans Druet nous ne nous serions  aperçus de rien.
    Deux problèmes se posent maintenant, aussi angoissants l'un que  l'autre. Nous allons être attaqués par le seul côté où nous n'avons pas prévu  de défense puisqu'il était tenu par le 3ème Bataillon. Il n'est plus temps de  le faire, d'ailleurs à quoi bon ? Nous avons tenté tout ce qui était  humainement possible et le devoir me semble devoir être maintenant d'éviter à  tout prix un contact sanglant. Je demande à Tourgis, Druet et François de me  donner à tour de rôle et en toute liberté, leur opinion. Les avis sont  unanimes. 
    Nous décidons, en conséquence, de n'opposer aucune résistance aux Allemands lorsqu'ils se présenteront sur un  point quelconque de la propriété et de hisser le drapeau blanc au-dessus du  porche.
    L'autre problème ne concerne que moi, C'est celui de notre projet de fuite. Privé de Chambraud et Van der Hagen je ne  me sens plus le courage de tenter l'aventure et surtout d'y entraîner François.  Les événements ont pris une tournure que nous n'avions pas prévue hier. En  outre la situation est telle que je ne me sens pas le droit de fausser  compagnie aux camarades et aux hommes à un moment particulièrement critique. Mon  devoir si nous avions été dispersés en plein combat eût peut-être été de  prendre la fuite pour tenter de rejoindre nos lignes, il est maintenant de  rester. Cela s'impose à mon esprit, sans discussion possible.
    L'attente devient terriblement pesante. J'ai les nerfs à bout et  j'ai hâte que se déroule le dernier tableau du drame lamentable auquel nous  sommes mêlés depuis 3 semaines. 
    Mais voici que des rafales d'obus s'abattent maintenant sur le  parc. J'entends des cris qui partent du fond et j'aperçois des silhouettes qui  vont et viennent, affolées, dans un nuage de fumée épaisse et acre. Un obus  malheureux est venu percuter en plein sur une de nos tranchées. Il y a  plusieurs morts et de nombreux blessés. Les plus légers d'entre eux se sont  précipités vers le château pour chercher abri dans la cave où nous avions  improvisé un poste de secours. 
    Il faut aller chercher les autres sur des brancards cependant que  se succèdent d'autres rafales qui saccagent la propriété. En hâte on les  allonge dans le hall où nous couchions, sur des matelas posés à terre. Pendant  ce temps on descend des couvertures et des draps pour préparer des bandes et  pansements. 
    Ils sont maintenant huit ou dix qui gémissent doucement ou hurlent  à plein gosier lorsqu'on arrache leurs vêtements lacérés. Le Sergent-chef  Braconnier a, dans le dos, un trou gros comme le poing et, déjà, crache le  sang. Il s'inquiète de la gravité de sa blessure et chacun s'efforce de le  rassurer sans beaucoup de conviction. Nous n'avons hélas qu'un infirmier qui ne  sait plus où donner de la tête ; l'adjudant François et quelques bonnes  volontés se dépensent sans compter pour lui venir en aide. La grande pièce, qui  fut le décor de tant d'heures heureuses est maintenant un vrai charnier, le  sang coule sur le plancher ; sur le piano, à coté de la photo de la maîtresse  de maison et de ses enfants il y a un amas de linges sanglants et maculés. 
    Je sors bien vite de cette pièce la gorge serrée, j'ai besoin de  conserver tout mon sang froid. A cet instant même je vois surgir sous le porche  un groupe d'allemands. Les précédant de quelques pas, un officier, pistolet au  poing, encadré de deux hommes, la mitraillette sous le bras, la bande de  cartouches jetée  autour du cou, les manches de grenades dans  l'ouverture des bottes. Le gros de la troupe doit être immédiatement derrière.
    Je me porte aussitôt en avant, seul, les bras tendus pour signaler  que viens en parlementaire. Personne n'a tiré. Je me présente, en allemand  comme le commandant de la garnison et je précise qu'il s'agit de pionniers  c'est-à-dire beaucoup plus des travailleurs que de combattants. L'officier dont  le calme et l'extrême jeunesse m'ont tout de suite frappé fait signe, à ceux  qui l'accompagnent et commencent à apparaître sous le porche de stopper.  Lui-même s'arrête, me rend mon salut et me demande de rassembler la garnison  désarmée. 
    J'appelle Tourgis, Druet, François et leur transmet cet ordre. Au  coup de sifflet les hommes qui ont assisté à cette scène se rassemblent  rapidement devant la façade et déposent sur la pelouse armes et munitions. Je  sais gré à l'officier de ne pas fouiller les officiers et de se fier à ma  parole. J'ai d'ailleurs eu le temps de lancer dans le canal mon revolver et mes  jumelles, vieux et précieux souvenirs de l'autre guerre. Je lui signale ensuite  la présence de nos blessés à l'intérieur de l'habitation et de nos morts dans  le parc. J'insiste sur le fait que plusieurs de nos blessés sont gravement  atteints et que leur état requiert une intervention urgente. Il note ce que je  lui signale et m'assure que le nécessaire sera fait aussi rapidement que  possible, que les blessés seront transportés à Lille et les morts enterrés à  l'emplacement même où ils sont tombés. 
    Je jette un coup d'œil sur les ennemis qui nous entourent. A  l'image de leur commandement de Cie, tous sont extraordinairement jeunes ;  j'admire leur calme qui contraste tellement avec le lamentable affolement dans  lequel nous avons vécu ces jours derniers. J'admire aussi leur équipement et  leur armement, si bien adapté, léger, maniable. Tous ces hommes portent la  tunique courte, les manches retroussées ; aucun n'est embarrassé de sac et de  musettes. Alors que les nôtres ploient sous la charge d'un invraisemblable  barda ceux-ci ont l'équipement et l'allure de jeunes athlètes. 
    La colonne s'ébranle. Je suis en tête avec l'officier allemand qui  marche à ma hauteur et engage aussitôt la conversation en allemand. Ses  premiers mots sont pour me dire - thème immuable de la propagande nazie - que  l'Allemagne n'a aucune haine contre la France, qu'elle lui a toujours tendu une  main fraternelle, que le Fuhrer ne veut que l'extermination de l'Angleterre,  des puissances d'argent et des Juifs. Lui-même qui a perdu son père à Verdun a  la guerre en horreur et s'apitoie sur les ruines que nous côtoyons à cet  instant même. 
    Nous traversons Loos où l'ennemi achève le nettoyage des derniers  centres de résistance. Autour de nous ce ne sont que traces encore chaudes et  fumantes des combats qui viennent de prendre fin. Débouchant d'autres rues,  quelques débris de la célèbre Division marocaine défilent et nous voyons,  stupéfaits, les Allemands présenter les armes à leur passage. Un officier, un  artilleur, il me semble s'est raidi dans un garde à vous impeccable et à peine  à retenir ses larmes. Nous apprendrons plus tard que le Général von Reichenaù  qui commande devant Lille a manifesté son admiration pour la défense des  faubourgs, en accordant les honneurs militaires à quelques-unes des unités qui  y prirent part. 
    En parcourant les rues et en dépit de la nuit qui tombe nous  voyons de toutes parts les traces de la lutte. Quelques cadavres étendus sur le  trottoir, des canons de 75 que les servants ont fait sauter après avoir tiré à  bout portant. On imagine sans peine avec quel carnage ont été menés ces combats  de rues. Une grande usine, une filature achève de se consumer ; des pans de  murs  léchés et noircis par les flammes s'écroulent dans un  fracas assourdissant et un tourbillon d'étincelles et il nous faut faire un  crochet tant la chaleur qui se dégage du brasier est intolérable. Des obus  isolés passent encore en miaulant au-dessus de nos têtes, derniers sursauts de  la résistance.
    Nous quittons l'agglomération de Loos pour gagner la campagne et  couper à travers une succession de terrains vagues. La nuit est complètement tombée  et nous nous dirigeons maintenant vers une immense masse sombre qui émerge à  deux ou trois cents mètres devant nous. Il s'agit de la nouvelle faculté de  médecine, en cours de construction et où l'ennemi a installé un poste de  commandement important. Des centaines de prisonniers y sont déjà parqués, assis  ou couchés en pagaille dans une vaste cour cimentée que surplombent de tous  cotés, les 7 ou 8 étages de la bâtisse inachevée. 
    Il y a beaucoup d'effervescence dans cette masse grouillante. On  s'interpelle dans le noir, on échange des nouvelles, voire des plaisanteries.  Détente, joie humaine, joie animale d'avoir échappé à la mort, premier réflexe  qui tourne à nouveau l'individu vers la vie ! Va-et-vient ininterrompu, au  milieu de nous, de voitures militaires, motocyclistes, plantons, éclairs  fugitifs des lampes électriques. Il règne chez l'ennemi une animation intense  mais tout y semble parfaitement ordonné. 
    L'officier qui nous a capturés et conduit jusqu'ici me propose  quelques cigarettes et prend congé, strict, correct. C'est un autre officier,  en tenue de campagne, également jeune qui nous prend en charge. Il s'excuse de  ne pouvoir mettre à notre disposition quelques autos confortables mais m'offre  à prendre place dans sa propre voiture. Druet, Tourgis et nos deux adjudants  s'entassent dans une voiture militaire qui va suivre la nôtre. Il a ordre de  nous conduire au Centre de la Jeunesse annexe de la Foire de Lille. Nous  traversons la ville à vive allure et dans une obscurité profonde. Plus  d'électricité, pas une lumière aux fenêtres, tout semble mort. Il nous faut  contourner des voitures renversées, des poteaux de trolleys abattus sur la  chaussée dans un enchevêtrement de fils et toutes sortes d'obstacles. Il nous  faut surtout la virtuosité de notre conducteur pour ne rien accrocher au  passage. 
    Nous voici à destination. Le centre de la Jeunesse est un vaste  bâtiment élevé à l'intérieur de la Foire commerciale. Il y a déjà là des  centaines d'officiers de toutes armes et de tous grades, jusqu'à des généraux,  qui dorment, effondrés dans toutes les positions sur le dallage des salles et  jusque sur les marches des escaliers. La fatigue est telle et le sommeil à ce  point profond qu'on croirait un alignement de cadavres sur les dalles d'une  morgue. Nous avons une peine inouïe en enjambant et piétinant quelque peu ceux  qui sont déjà installés à trouver assez d'espace pour nous allonger. Et  aussitôt le sommeil se saisit de nous, un sommeil de brute, un sommeil que rien  ne saurait troubler.
Les étapes de la captivité
Lille 1er Juin
    Vers 8 h nous sommes réveillés par le brouhaha des allées et  venues. J'ai dormi côte à côte avec Tourgis sous la même couverture, la tête  sur nos musettes. C'est alors la ruée vers les rares prises d'eau. Nous sommes  cinquante, plus peut-être, à prendre d'assaut un pauvre filet d'eau, pour  essayer d'effacer une crasse de plusieurs jours. Au rez-de-chaussée du bâtiment  il y a une boite en carton avec un amoncellement de lettres. Information prise,  les Allemands permettent d'y déposer les lettres des prisonniers, certains  s'empressent d'ajouter que ce n'est qu'un piège pour connaître nos réactions et  notre moral et que ces lettres n'ont aucune chance de parvenir à destination.  Qu'importé, je griffonne en hâte, appuyé le long du mur, deux lettres que je  jette à mon tour dans la boite. Je m'accroche à cet espoir que mes lettres  viendront vite calmer des angoisses que je n'ose imaginer. 
    Au cours de la matinée quelques autocars viennent enlever les  officiers blessés qui se trouvent parmi nous et les plus éclopés. Les autres,  et je suis du nombre, sont rassemblés en colonnes et nous quittons Lille. Nous  traversons de nouveau ses faubourgs mais a l'opposé, cette fois, de Loos et,  ensuite, la grosse agglomération industrielle de Fives. Beaucoup de civils aux  portes, principalement des femmes et des enfants qui nous regardent défiler. On  doit lire sur nos visages les traces de nos fatigues et de nos privations car  de tous cotés on nous tend du pain, des œufs, du chocolat, du vin, de la bière.  Nous nous jetons dessus comme des bêtes. On nous jette des paroles de réconfort  et d'encouragement. Les sentinelles qui nous surveillent, débordées et  impuissantes laissent faire, en houspillant, sans rudesse, ceux qui  s'attardent. Si l'on était sûr des civils qui sont là, sur le pas de leurs  portes, il serait facile de se jeter dans un couloir et de s'y terrer, mais il  y a trop de témoins pour tenter l'aventure. 
    La route est longue et dure. J'ai sur le dos ma musette, mon porte  carte et une couverture. Nous traversons sans nous en rendre compte - c'est la  troisième fois en moins de 3 semaines - la frontière. Vers 10 heures nous  atteignons Tournai.
Tournai 1er- 2 Juin 
    Nos guides arrêtent la colonne à la sortie de la ville sur un  terre plein herbeux, sorte de terrain vague, au pied d'une grande bâtisse  rébarbative et sévère et qui n'est rien d'autre que la prison. Aux allées et  venues nous devinons qu'elle est déjà pleine de prisonniers de guerre. Pour  l'instant nous n'avons rien d'autre à faire qu'à nous coucher dans l'herbe. Les  officiers se regroupent par unités où échangent des impressions, chacun fait  l'inventaire de ses pauvres bagages et de ses vivres. J'ai encore dans ma  musette quelques biscuits et trois boites de conserve, les camarades à peu près  autant. C'est heureux car personne ne semble se soucier de notre nourriture.  Les sentinelles qui nous gardent vont et viennent parmi nous, l'une d'elles  offre des cigarettes que quelques camarades attrapent, au passage, avidement.  Ce geste leur vaut une apostrophe retentissante du Colonel Vendeur, du 7ème  tirailleurs, porteur de l'épée que les Allemands lui ont laissée. Il fait appel  à leur dignité d'officiers français. 
    Sur la grande route qui passe à proximité des colonnes de prisonniers défilent sans arrêt. Tout à coup nous nous  dressons, il nous a semblé reconnaître, parmi toutes ces épaves, quelques  figures connues. Ce sont tous les pionniers, capturés à Loos, avec nous, qui  nous dépassent. En tête je reconnais Bresson, puis Coquelin et puis la foule  des autres, tous les survivants du Bataillon. Je me précipite vers eux et  toutes les mains se tendent vers moi dans un dernier adieu. Je me cramponne,  mais lorsque le dernier a tourné le dos les larmes que j'ai eu tant de peine à  retenir, se mettent à couler et je cours m'allonger par terre, la figure dans  l'herbe. Au bout d'un instant, François qui a compris le drame qui se joue en  moi, vient me rejoindre me tape sur l'épaule et très gentiment s'efforce de me  réconforter.
    Le soir arrive, sans changement. Alors seulement on se décide à  nous faire entrer dans la prison qui déjà regorge d'occupants, prisonniers de  toutes armes et de tous grades. C'est la lutte féroce pour trouver un coin ou  s'allonger. D'ailleurs il n'y a pas de choix, ce ne peut être qu'une des  centaines de cellules de cette prison modèle. Les cellules s'entassent sur  plusieurs étages le long de galeries bordées d'un balcon de fer et qui,  construites en étoiles convergent toutes vers un poste central de surveillance  et de guet. Nous parvenons à nous assurer la propriété de deux cellules  contiguës. Nous logerons à six dans ce qui constituait, quelques jours plus tôt  l'espace vital de deux prisonniers de droit commun. Pas de ravitaillement. Nous  commençons à prélever sur nos réserves de quoi faire un maigre repas : une  boîte bacon anglais et quelques biscuits pour six. L'un de nous, qui a  découvert une prise d'eau, remonte un seau plein et à tour de rôle nous  barbotons avec délices. J'en profite, ô quel luxe, pour me raser. Malgré ce que  le décor peut avoir d'hallucinant, avec son mobilier de détenu et la lourde  porte et son guichet, nous nous étendons sur le plancher, à trois par cellule  et, rapidement, le sommeil nous emporte. Au matin c'est le bruit des allées et  venues sur le balcon métallique, le claquement des portes et les courbatures  qui nous rappellent à la réalité. Grand remue-ménage dans toutes les parties de  la prison. Nous y sommes d'ailleurs livrés à nous-mêmes, il n'y a de gardiens  et de sentinelles qu'au poste de garde de l'entrée, sous le grand porche  surmonté du lion des Flandres.
Ath 2 Juin 
    Des détachements se constituent pour une nouvelle étape. Je suis  incorporé à l'un d'eux avec Tourgis et Druet et l'on nous embarque rapidement,  dans de grands cars réquisitionnés en Hollande et dont la destination première  était de véhiculer, ô ironie, des noces et leurs cortèges'. Nous ignorons tout  de notre destination. Nous traversons quelques villages où sont visibles encore  les traces des combats de ces jours derniers, sur les murs des maisons, des  affiches blanches, fraîches collées, surmontées de l'aigle et de la croix  gammée avec les prescriptions impératives de la Kommandantur locale. D'autres  placards sur des maisons particulières signalent leurs propriétaires, de race  flamande, à la bienveillance des troupes d'occupation. La randonnée est de  courte durée. Nous arrivons très rapidement à Ath où les autocars s'engouffrent  dans la cour de la caserne, grouillante, elle aussi de prisonniers. Les  autocars ont peine à s'y frayer un passage, on ne sait où mettre les pieds. 
    L'aspect de ces bâtiments sordides à quatre étages est aussi  rébarbatif, sinon plus, que celui de la prison que nous venons de quitter. A  chaque fenêtre des prisonniers qui ont dû passer la nuit dans cette caserne.  Faute d'un coin tranquille ou seulement d'une marche pour s'asseoir nous  restons debout, notre  barda sur le dos, parqués entre quatre murs comme du  bétail à l'abattoir. Dans un coin de la cour, du côté des écuries on distribue  une soupe. C'est aussitôt une ruée sauvage, que je contemple écœuré, et dont je  reste à l'écart. A l'autre extrémité de la cour devant un autel de fortune,  dressé sur caisse à conserves, un aumônier célèbre la messe. J'observe sa haute  silhouette légèrement voûtée, ses cheveux drus et grisonnants, sa figure jeune  et qui rayonne d'une extraordinaire douceur. 
    Comme hier à Tournai, une fournée se constitue de temps à autre, au hasard dans cette masse grouillante et franchit  la porte de la caserne pour une nouvelle étape. J'ai hâte de fuir ce décor  sinistre et étouffant, de retrouver le grand air. Je me faufile avec Tourgis et  Druet, dans une colonne qui se rassemble près de la sortie et, sans plus  tarder, nous repartons. La chaleur est torride et mon chargement mal arrimé. Je  sue à grosses gouttes sous ma capote dont je n'ai pas voulu me séparer, et ma  couverture en sautoir, les courroies de mes musettes me coupent les épaules.  Cette fois, plus d'autocars. Devant nous la route poudreuse, sur nos têtes le  soleil de Juin, impitoyable et, sur nos épaules, tout ce que nous avons réussi  à sauver du désastre. Nous allons marcher ainsi des heures entières, sans un  mot, faisant passer de temps en temps la charge d'une épaule sur l'autre -les  sentinelles et le sous-officier qui nous conduisent sont assez compatissants  pour ralentir l'allure, prolonger les pauses et veiller à ce que nous puissions  nous ravitailler en eau fraîche à chaque arrêt de temps à autre nous croisons  des convois allemands, files de camions gris foncé, matériel tout neuf, troupes  jeunes qui chantent des marches entraînantes et scandées. Le long de la route  des équipes de spécialistes, le torse nu, réparent des véhicules en panne,  dégagent un carrefour, montent des lignes téléphoniques. De chaque côté des  champs de blé dont les épis lourds attendent la moisson prochaine, et, au  milieu d'eux une profusion de coquelicots et de bleuets. Par endroit aussi, une  croix plantée, au point précis où est tombé celui qu'elle recouvre et, sur  chaque croix un casque, casque kaki à grenade, casque rond et lourd d'Allemand,  casque large et plat de Britannique.
Enghein 2-6 Juin 
    Vers 17 heures, arrivée à Enghein. Avant les premières maisons de  la ville la colonne s'engage et stoppe dans un champ qui borde la route.  L'herbe y a été longuement piétinée et les détritus qui la jonchent indiquent  que d'autres convois y ont été parqués avant nous. De l'autre côté de la route  un grand bâtiment qui peut être aussi bien un hôpital qu'un établissement  scolaire et où vont et viennent des prisonniers. Aussitôt arrêtés la plupart  d'entre nous s'étendent par terre, se déchaussent, certains s'endorment. Les  plus valides et les plus débrouillards vont se presser le long de la clôture où  quelques femmes et des enfants distribuent des tartines et s'offrent à faire  quelques achats en ville. De nouvelles colonnes continuent d'arriver et  viennent s'installer, elles aussi, dans notre enclos. 
    La soirée s'achève. On se décide alors à nous faire entrer dans le  grand bâtiment d'en face. C'est le Collège St Augustin, un de ces grands  internats religieux comme il en existe quelques-uns en Belgique, célèbres par  leur confort et la qualité de leur enseignement. Il est déjà plein à craquer du  rez-de-chaussée au grenier. Il y a des hommes de toutes armes, y compris des  Marocains, des Belges, des Anglais dans les salles d'études, les laboratoires,  les amphis. Les officiers occupent les vastes dortoirs, constitués par des  rangées de petites alvéoles fermées par un rideau blanc. A l'intérieur de  chacune d'entre elles un mobilier qui rappelle celui  d'une cabine ; une couchette étroite, un placard, une table de toilette  minuscule.
    C'est dans ce décor, combien moins rébarbatif que celui de nos  deux précédentes prisons que nous allons végéter pendant 6 jours, désœuvrés,  livrés à nous-mêmes, simplement surveillés par un piquet d'allemands qui  gardent les issues. Dès le lendemain de notre arrivée je retrouve dans la masse  des prisonniers du rez-de-chaussée le sergent chef de la 7ème Cie qui  s'empresse de me signaler la présence de Renard. Joie de retrouver notre vieux  camarade. Nous sommes maintenant six officiers du 604ème regroupés. Deux jours  plus tard un médecin français autorisé, pour les besoins du service, à circuler  en ville nous glisse un mot de Chambraud. Ce dernier est interné, tout près  d'ici, au couvent des Clarisses. 
    Avec le mobilier de deux petites couchettes contiguës - il y en a  dans ce grand dortoir St Augustin 4 rangées de 50 environ - nous parvenons à  organiser le couchage de notre petit groupe. Trois d'entre nous dormiront  parterre sur les deux sommiers accolés, les trois autres sur les deux matelas. 
    Notre dortoir est au deuxième étage. Au-dessous de nous, par les  grandes baies du couloir, la vue s'étend au loin sur la campagne. A nos pieds  la pelouse grouillante de prisonniers vautrés dans toutes les positions et, de  l'autre côté de la grille, la route que nous avons prise pour venir ici. Juste  en face, la prairie où nous avons été parqués en arrivant de Ath. 
    Pendant trois jours nous allons être les témoins, sur cette route,  d'une activité fébrile et vraiment hallucinante. Descendant sans arrêt vers le  sud-ouest, c'est-à-dire vers la France, des convois de troupes avec des cris de  joie et des chants bien disciplinés, des troupes jeunes, gonflées à bloc par  une avance irrésistible. Toutes ces troupes sont motorisées, rares sont les  unités qui se déplacent à pied. Le matériel roulant est neuf, uniforme,  formidable de puissance. Certains camions sont des monstres impressionnants,  traînant derrière eux deux ou trois remorques pleines de matériel humain, de  ravitaillement ou de munitions. Alternant avec les convois d'infanterie  motorisée, des batteries antichars ou anti aériennes, des services d'aviation,  des convois de voitures sanitaires. Sur presque toutes les voitures des dessins  ou des inscriptions à la craie où dominent les " Nach Paris" et les  " Nach London". C'est l'armée hitlérienne, dans toute sa puissance,  qui défile sous nos yeux. 
    Dans l'autre sens, comme soigneusement orchestré, les convois de  prisonniers se succèdent sans arrêt - troupeau lamentable et pathétique,  remontant des Flandres françaises vers le cœur de la Belgique. Certains jours  nous évaluons leur nombre à dix mille. Dans certains convois ce sont les  troupes indigènes qui prédominent, dans certains autres nous découvrons jusqu'à  des marins capturés vers Calais ou Dunkerque. Beaucoup sont dans un état de  délabrement qui fait peine à voir, les pieds blessés par la marche, les  vêtements déchirés, n'ayant conservé du casque trop lourd que la coiffe de  cuir. Parfois les traînards sont stimulés à coups de crosse ou de matraque.  Chaque soir la grande prairie qui nous fait face accueille un de ces mornes  troupeaux pour la nuit. Alors les feux de bivouacs s'allument de tous côtés,  dans la nuit de Juin, et le spectacle de cette misère humaine, que nous  contemplons de notre 3 ème étage, évoque en moi tel passage de la Débâcle où V.  Margueritte a décrit si puissamment les rassemblements de prisonniers de 1870 sous  Sedan. 
    Le ravitaillement reste toujours la grosse question à l'ordre du jour. L'intendance allemande, submergée sans doute par une  telle masse de prisonniers, semble incapable de nous nourrir et se désintéresse  de nous. Le peu qui nous sera distribué pendant notre séjour à Enghein le sera  par les soins de la Croix Rouge belge de la ville. De temps à autre la femme du  bourgmestre et ses filles viennent s'enquérir de nos besoins, un camion vient  décharger des boules de pain blanc ou de quoi confectionner une soupe dans les  somptueuses cuisines du collège. La distribution de cette maigre pitance donne  lieu à des assauts furieux et des scènes épiques. C'est la foire d'empoigne la  plus hideuse. Pour remédier à l'inévitable pagaïe un colonel français tente de répartir  les quelques milliers de prisonniers en groupes de ravitaillement. C'est déjà  une amélioration sensible, mais toutes ces mesures sont impuissantes à éviter  la resquille de la faim et toutes les bassesses qu'elle entraîne, d'une faim  qui commence à nous tenailler dur. Il faut voir la rapidité avec laquelle nous  voraçons le quart de boule ou l'écuelle de soupe que nous parvenons à attraper  au vol, avec quel regard mauvais nous considérons certains groupes privilégiés,  officiers d'Etat-major ou d'unités motorisées qui se sont repliés jusqu'ici  avec leurs voitures, leurs uniformes impeccables et d'abondantes provisions.
    Ce régime ajoute à notre lassitude. Lorsqu'il me faut monter les  trois étages qui mènent à notre dortoir j'arrive en haut les jambes molles et  pesantes la sueur au front. Beaucoup d'entre nous ont trouvé des livres - il en  traîne partout dans le bâtiment - et passent des heures entières allongés sur  leur matelas ou sur la pelouse, le livre sur les genoux et le regard vague.  Désœuvré, j'erre dans les classes, les amphithéâtres, les laboratoires, je vais  fouiller dans la bibliothèque. 
    A force d'insister nous obtenons de nos gardiens l'autorisation  d'envoyer en ville quelques délégués, sous bonne escorte, pour y faire des  achats de vivres et d'objets de première nécessité. A l'autorisation succède un  contrordre puis, après deux jours de négociation une autorisation, cette fois,  définitive et formelle. Les délégués sortiront par groupes de dix et auront  deux heures pour effectuer leurs achats. Pour dix délégués officiellement  désignés par sortie il y en a cent qui se battent à la grille devant un  feldwebel impuissant. Un remous m'amène au premier rang et, sans avoir rien  fait pour cela, je me trouve hors des grilles, en bonne posture pour aller faire  un tour en ville. Le sous-officier qui nous conduit se montre tout à fait  complaisant. Les commerçants belges n'acceptant plus l'argent français qu'avec  beaucoup de méfiance. Nous nous faisons d'abord conduire dans une banque où,  avec bien des difficultés et à un taux de circonstance nous effectuons le  change de nos billets français, après quoi c'est la ruée de boutiques en  boutiques. Lorsque, au bout de 2 heures, nous regagnons le Collège Saint  Augustin je suis tout heureux et tout fier de pouvoir sortir de ma musette  devant les camarades impatients : quelques tranches de jambon, un pot de miel,  une miche de pain, des cerises, quelques paires de chaussettes. 
    De temps en temps les Allemands prescrivent un rassemblement dans  la cour. Ils s'efforcent de nous dénombrer, de nous classer par armes, par  divisions. C'est peine perdue, les bâtiments sont si vastes et renferment tant  de recoins cachés qu'un bon nombre d'entre nous échappent à ces investigations.  Dès le 4 il y a des départs qui s'organisent. Y prennent part les plus valides  et ceux qui désirent changer de décor, jusqu'à concurrence du nombre prévu. Il  y a, en général, un autocar pour les estropiés et les officiers les plus âgés,  les autres partent à pied. La prise d'assaut du véhicule ne Je cède en rien à  celle de la soupe, ce n'est pas plus beau. C'est comme ça que Druet, qui  conserve un souvenir douloureux de nos premières  étapes, se glisse un jour dans un autocar en partance et nous fausse compagnie  à l'improviste. Depuis ce moment là nous perdrons sa trace. Je suis toujours  avec Tourgis, Renard, les adjudants François et Bazin.
    La constitution des groupes de ravitaillement qui s'effectue par  unités ou groupes d'unités, nous a rattachés aux troupes de forteresse. C'est à  cette occasion que je prends contact avec deux chics camarades, Carlier et  Contin, qui deviendront par la suite deux fidèles compagnons de camp, de stube,  de popote, de misère quoi ! C'est leur départ, le 6, qui nous incite à les  imiter pour ne pas nous séparer. D'ailleurs à quelques jours près, nous sommes  tous appelés à quitter Enghein, à l'exception des adjudants qui ont peu de  chance d'être admis dans un camp d'officiers. 
    Le 6 au matin nous figurons dans un groupe de départ de 200, 50  d'entre nous choisis par rang d'âge ou de grade ont droit à une place dans un  autocar et je suis du nombre. L'autocar est bien suspendu, les coussins  confortables, le temps est splendide, pour un peu et l'imagination aidant, on  pourrait se croire en route pour une belle excursion en pays Wallon, où allons  nous ? Personne ne semble le savoir d'une façon très précise, pas plus le  conducteur qui suit les indications du sous-officier allemand, que ce dernier  qui retourne sa carte en tous sens et qui paraît absolument désorienté. Au bout  de deux heures nous avons roulé dans toutes les directions et passé trois fois  de suite aux mêmes carrefours. Nous avons traversé, notamment Soignies et puis  Mons, à un moment donné nous nous sommes même engagés sur la route  Valenciennes. Comme nous n'en sommes pas à une heure ou à un crochet près et  que nous commençons à avoir faim nous demandons à notre gardien de nous arrêter  dans un patelin où il y ait quelques boutiques. Il accepte sans se faire prier.  Un quart d'heure après notre autocar stoppe dans un gros bourg bien achalandé  où nous trouvons du pain, de la charcuterie et même du vin. La nourriture de la  journée est assurée et ce n'est pas peu de chose. Notre conducteur en profite  pour se faire expliquer son itinéraire et lorsque nous repartons c'est pour  filer tout droit, cette fois, vers Wavre. Arrivés à destination la voiture nous  dépose le long de la façade d'un grand bâtiment de l'importance de celui que  nous venons de quitter. C'est le séminaire de Basse Wavre à la belle et  élégante façade de briques rouges dont tous les petits carreaux sont passés au  bleu d'outremer.
Wavre 8-10 Juin 
    Notre nouveau gîte d'étape est assez plaisant. Ce n'est, en effet, selon toute vraisemblance, qu'une nouvelle  étape vers le camp définitif. Devant la grande façade du séminaire une vaste  pelouse hâtivement ceinturée de barbelés. De nombreux camarades nous ont déjà  précédés et occupent la totalité du bâtiment depuis le rez-de-chaussée jusque y  compris le grenier. Ici plus d'interminables dortoirs mais de petites cellules,  de petites salles d'étude. Il y a longtemps que la literie a été réquisitionnée  par les premiers venus et nous devons nous contenter d'une petite pièce au 2ième  étage dont le mobilier se borne à une bibliothèque, une table, quelques  chaises. Nous coucherons parterre, sur nos couvertures, à sept ou huit et nous  n'en dormirons pas plus mal. Sur la pelouse, parallèlement à la façade, quelques  cuisines de campagne ont été dressées, spectacle qui nous apporte un certain  réconfort. Effectivement, deux fois par jour, des cuisiniers français  improvisés nous prépareront une soupe consistante à laquelle la faim  contribuera à donner une saveur toute particulière.
    L'approvisionnement est encore à la charge de la Croix Rouge belge  et des notables de la ville. 
    La surveillance est encore moins rigoureuse qu'à Enghein. Aux deux  issues, celle par laquelle nous sommes arrivés et une autre qui débouche sur un  sentier vers la campagne quelques sentinelles débonnaires assises sur des  chaises, le fusil mitrailleur posé sur une table a portée de la main. 
    Une infirmerie a été aménagée au rez-de-chaussée et le service en  est assuré par des sœurs et des infirmières de la Croix-Rouge belge qui  viennent se relayer à tour de rôle. Chaque fois qu'elles arrivent au Séminaire  elles sont assaillies par les prisonniers en quêtes de nouvelles ou désireux de  leur confier des lettres et des commissions. Elles sont d'ailleurs d'une bonne  volonté, d'une complaisance et d'un dévouement admirables. L'une d'elle, en  particulier, une petite blonde, à l'air maladif et timide, les traits tirés par  la fatigue, fait vingt fois par jour, peut-être la navette avec sa bicyclette,  le produit de ses courses entassé sur le porte bagage de son guidon.  Lorsqu'elle a pu se le procurer elle nous fait passer discrètement le  communiqué français qu'elle accompagne de quelques paroles d'encouragement et  de réconfort. 
    Nous allons passer dans ce décor trois journées aussi monotones et désœuvrées qu'à Enghein. Dans la bibliothèque  de notre chambre il n'y a guère que des ouvrages religieux : exégèse en  théologie. En fouillant plus à fond je découvre avec joie une Bible Crampon que  je mets de côté pour remplacer celle que j'ai laissée dans ma musette. Au  hasard je mets la main sur un ouvrage intitulé "L'irréprochable  providence" et je vais m'étendre à l'ombre sur la pelouse grillée par le  soleil. C'est une autre main que la mienne qui a dû me guider vers ce livre,  tant il répond parfaitement à mes préoccupations de l'heure présente. C'est  l'exhaussement sous la forme la plus inattendue de mes prières. Il prendra  place dans ma musette, compagnon fidèle, à côté de ma bible.
    La chaleur est toujours accablante. Un petit ruisseau légèrement  encaissé, coule tout le long de la clôture de la propriété. Un certain nombre  de camarades ont jeté des planches d'un bord à l'autre et, les pieds dans l'eau  font la lessive. Je m'empresse d'en faire autant. Tout y passe et cependant que  mon linge sèche sur les buissons voisins je me rince et me savonne à tour de  bras. Le spectacle de tous ces corps nus à la peau claire mais où tranchent des  têtes et des cous patines par le soleil qui s'ébrouent dans l'eau ou  s'allongent, détendus, sur l'herbe des talus ne manque pas de pittoresque.  Certaines nudités impudiques sont même allées s'étendre, au pied de la statue  de la Vierge, au centre de la pelouse sous le grand soleil. 
    Le lendemain de notre arrivée je suis vautré dans l'herbe, près de  l'entrée, à quelques pas de la sentinelle de garde. Une jeune femme élégante,  distinguée, souliers de plage et robe claire à grands ramages débouche devant  nous, saute de bicyclette et s'avance vers notre gardien et lui demande  l'autorisation de s'entretenir avec son cousin, officier français prisonnier,  elle nomme  le Capitaine de R......, ici un des grands noms de  l'armorial français. Notre gardien subjugué  accepte et le nom de cet heureux mortel passe de bouche en bouche. Au bout de  quelques minutes apparaît un grand diable roux, impossible, qui s'incline  cérémonieusement pour un baise main très vieille France. Il a enfilé hâtivement  sa vareuse à même la peau, ses jambes poilues émergent d'un caleçon court mais  il a conservé son monocle. Le reste sèche au soleil je suppose. Nous nous  écartons par discrétion. Heureux prisonnier !
Le 9, ordre de départ. Le séminaire doit être vidé de son contenu le lendemain matin. Les allemands nous annoncent une longue étape à pied. Pas de voitures. Seuls ceux qui seront reconnus incapables, par un major allemand, de faire l'étape, resteront ici.
Gembloux 10 juin 
    A 9 heures la colonne qui comprend quelques centaines d'officiers est formée dans le petit chemin de terre qui  longe le jardin du Séminaire. L'encadrement, une douzaine de soldats sous la  conduite d'un feldwebel est à pied d'œuvre. Chacun d'eux est muni d'une  bicyclette, ce qui n'est pas bon signe. Notre feldwebel attend-il des ordres  complémentaires ou, tout bonnement, comme dans l'armée française, le contrordre  ? Toujours est-il que deux heures après nous sommes encore en place, assis  mélancoliquement dans la poussière. Et pendant ce temps, le soleil monte et  commence à se faire brutal. La colonne s'ébranle enfin et nous gagnons  rapidement une grande route, du type de grandes routes nationales, et qui  s'étend devant nous à perte de vue, désespérément droite, écœurante au  possible.
    A la première pause, après une heure et demie de marche, nous  sommes déjà claqués, fourbus. La chaleur devient intolérable. Jamais le  chargement ne nous avait paru plus lourd et les jambes molles. Nous nous  précipitons sur les seaux d'eau que les habitants ont déposé à leur porte à l'arrivée  de notre convoi. Certains veinards parviennent à attraper quelques tranches de  pain. Nous repartons. La chaleur devient intolérable, le soleil, maintenant,  tombe d'aplomb sur nos casques. Malgré les objurgations des sentinelles la  marche ralentit, la colonne se traîne sur le macadam de la route que l'on sent  mou sous la semelle. Déjà quelques officiers, à bout de forces, ont dû  abandonner et sont restés sur le talus de la route sous la garde d'un allemand.  Je me demande si je vais avoir la force de tenir jusqu'au bout de la pause.  C'est à peine si j'arrive à mettre un pied devant l'autre, j'ai le souffle  coupé. Comme les camarades qui m'entourent je marche comme un automate, la tête  baissée, haletant. Je n'ai même plus la force de m'arrêter devant les seaux  d'eau que les habitants posent au seuil des portes, à notre intention. J'ai le  sentiment que si je ralentis seulement le rythme je n'aurais plus la force de  repartir. Je suis devenu à ce point inconscient que la colonne s'arrête sans  que je réalise parfaitement ce qui se passe. Un de nos camarades frappés  d'insolation est allongé à l'ombre d'une maison ; deux médecins penchés sur lui  l'ont déshabillé et s'efforcent de le rappeler à lui. Je me suis adossé à un  mur, assis je n'aurais pas pu me relever, couché je me serais endormi. 
    A nouveau il nous faut repartir. Dès les premiers pas j'ai le sentiment que mes jambes n'obéissent plus. Mes yeux par  instants s'obscurcissent. Instinctivement je me rapproche du terre plein  gazonné de la route et soudain je m'écroule, évanoui. Ce n'est pas autre chose  que de la faiblesse. Lorsque je reviens à moi une des sentinelles est penchée  sur moi et me glisse entre les dents une pastille de menthe. Elle me demande  alors si je suis en état de faire encore 200 mètres jusqu'à un carrefour où je  pourrai monter dans un camion. Elle m'aide à me relever, charge sur sa  bicyclette ma couverture et mes musettes et, tout doucement, nous atteignons le  point fixé. Un quart d'heure après je suis juché en compagnie de quelques autres  éclopés sur un camion de ravitaillement plein de fûts d'essence.
    Nous filons alors rondement, nous dépassons la colonne que j'ai dû  abandonner et nous ne tardons pas à atteindre Gembloux. C'est là que nos troupes et, notamment, la Division Marocaine avec laquelle  nous sommes montés en Belgique a reçu le choc des troupes blindées allemandes.  A Gembloux même et dans les alentours il y a eu de furieux combats. Certains  quartiers de la petite ville que nous traversons ne sont qu'un amoncellement de  ruines.
    Deux heures après nous sommes tous rassemblés dans les écuries  d'un haras, allongés côte à côte, sur une bonne épaisseur de paille. Nous avons  tous des traits décomposés par la fatigue et la chaleur. La plupart se sont mis  le torse nu et tordent leurs chemises, se sèchent, se frictionnent les uns les  autres. Dès notre arrivée nous avons été ravitaillés : un quart de boule chacun  et un morceau de concombre ! 
    A huit heures, après avoir soufflé un peu, nouveau rassemblement. Nous repartons, en direction, cette fois, de  la gare. Nous allons embarquer dans un train de marchandises à raison de 40 à  45 par wagon. L'installation est laborieuse. Pour ma part je suis assis dans un  coin du "40 hommes - 8 chevaux" à côté du Commandant Vautrin. nous nous sommes mis d'accord, pour  lutter contre la crampe et les courbatures, d'allonger nos jambes à tour de  rôle, l'espace dont nous disposons ne nous permettant pas de le faire  simultanément.
    Voyage interminable, coupé d'arrêts prolongés en pleine campagne  et qui ne prend fin que le lendemain matin à 8 heures.  
Hasselt 11-14 Juin 
    Lorsque nous nous extirpons de notre wagon à bestiaux, moulus, fripés,  courbaturés nous sommes sur le quai de la gare d'Hasselt et nous sommes  toujours en Belgique. 
    Rassemblement prolongé devant la façade je la gare. Nous  commençons à connaître la musique ; sans plus attendre nous jetons sacs et  musettes à terre et nous nous installons sur le trottoir. Les bars et les cafés  commencent à lever leurs rideaux de fer et à dresser leurs terrasses. Aussitôt  c'est un rush général, devant nos gardiens impuissants, pour nous faire servir  de la bière et des sandwiches. Je parviens à attraper au vol un demi et  quelques tartines beurrées et lorsqu'au bout de deux heures au moins de  stationnement nous nous mettons en route, la vie nous apparaît déjà plus  souriante. Après un quart d'heure de marche dans les faubourgs d'Hasselt nous  débouchons sur une grande place dans le fond de laquelle se dresse un bâtiment  à l'aspect rébarbatif, qui commence à nous être familier. C'est une caserne de  cavalerie. 
    Là encore nous retrouvons l'habituel rassemblement des prisonniers qui nous y ont précédés. Depuis le départ de  Lille nous commençons à nous connaître un peu mieux, bien des figures nous sont  maintenant familières, des groupes se sont constitués par affinités et  sympathies et maintenant, lorsque nous arrivons quelque part, notre souci  primordial est de ne pas être séparé des camarades du groupe, dès notre arrivée  dans notre nouveau gîte nous parvenons à nous assurer une petite salle au  rez-de-chaussée où il y a encore de la paille. Quant aux camarades qui nous y  ont précédés leur premier soin est de nous signaler une salle de douches,  installée à l'intérieur de la caserne, et qui fonctionne parfaitement. J'y  bondis aussitôt pour m'assurer une place. Le soir, une soupe au riz nous est  servie dans un réfectoire. Et, pour compléter le tout, une bonne nuit,  reposante sans histoire, sur la paille moelleuse. Le lendemain matin nous  sommes relativement reposés, le moral est meilleur.
    A dix heures, ordre de départ qui survient à l'improviste. La caserne doit être vidée de tous ses occupants. Une fois de  plus nous chargeons notre barda, refermons la colonne, entourés des mêmes  compagnons de route et nous quittons la caserne. Il fait beau, la pluie qui est  tombée la nuit précédente a rafraîchi la température ; nous sommes de taille,  semble-t-il à faire une longue étape sans flancher.
    Nous traversons les faubourgs de Hasselt et, aussitôt après par  une passerelle de fortune lancée par les pionniers allemands, le fameux canal  Albert. A quelques dizaines de mètres de là le pont normal que les Belges ont  fait sauter et dont le tablier en fer, coupé en deux, est resté accroché aux  puissants cubes de pierres. Quelle admirable défense antichar que ce large plan  d'eau rectiligne à perte de vue. Comment imaginer que les troupes qui  assuraient la défense de cette pièce maîtresse n'aient tenu que quelques heures  ! 
    Nous obliquons sur la droite et nous longeons ledit canal. Quelques maisons, dé-ci dé-là ont été touchées par des  bombes d'avions, quelques toits sont éventrés, les alentours sont encore  jonchés de tuiles, toutes les fenêtres sont béantes. La route que nous suivons  longe, toute droite, le canal. Elle est bordée de part et d'autre d'arbres  magnifiques : platanes, érables, sycomores. Les défenses avancées du canal  entre celui-ci et la route sont intactes ; elles étaient, cependant,  extrêmement puissantes et judicieusement aménagées. Les blocks en béton ne  portent aucune trace de bombardement, pas la moindre égratignure, les réseaux  de barbelés, comme la barrière antichars constituée par une armature d'énormes  poutrelles et qui s'étend sur des kilomètres sans la moindre solution de  continuité, sont absolument intacts. C'est dire si ce spectacle nous laisse  rêveurs. Quel a donc pu être le rôle de l'armée belge sur ce point de la ligne ?
    La marche se poursuit allègrement. Il semble que toutes traces des  rudes fatigues des jours précédents aient disparu. On a placé en tête quelques  types pleins d'entrain, qui marchent d'un pas régulier et bien rythmé. Pour la  première fois quelques chansons de marche jaillissent spontanément, reprises en  chœur par toute la colonne. Les sentinelles qui marchent sur notre flanc nous  considèrent, légèrement étonnés. Devant moi la haute silhouette du père  Dortais, en soutane et calot et qui entonne avec les camarades. 
    Au fur et à mesure que nous avançons nous voyons le paysage  changer insensiblement. Le pays est maintenant parfaitement plat, verdoyant,  marécageux par places. Nous sommes dans la province du Limbourg et le voisinage  de la Hollande est déjà sensible, sensible dans le décor, l'architecture,  sensible dans le parler des habitants. Au loin, seul accident de terrain sur  cet horizon plat nous apercevons un crassier - réminiscence des paysages du  nord du Borinage - nous devons donc approcher du petit bassin houiller du  Limbourg qui s'amorce ici, et se prolonge en territoire hollandais. 
    Au bout d'une dizaine de kilomètres une auto nous dépasse et  stoppe devant nous. Un officier allemand en descend pour donner l'ordre au  sous-officier qui nous conduit de faire demi-tour. Aucune explication. Nous  faisons la pause pendant dix minutes et repartons en direction de Hasselt. A  mi-chemin un autocar nous rejoint et charge une partie de nos bagages. A quatre  heures nous avons réintégré la caserne. 
    La garde y est plus importante et plus sévère que dans nos  précédents casernements. Quelques délégués de la Croix-Rouge arrivent cependant  à fléchir la consigne et à franchir le corps de garde. Certains acceptent les  lettres que nous leur offrons et nous promettent de les acheminer vers leurs destinataires, dans toute la mesure du possible. Ici, il ne  faut pas compter pouvoir sortir en ville pour se procurer quelques vivres. Nous  avons chaque jour une soupe épaisse, une portion de boule et un morceau de  saucisse ou de margarine, voire même de vrai beurre, mais c'est encore une bien  maigre ration à côté de ce qu'exigent nos appétits exaspérés. Mais il y a  toujours moyen de se tirer d'affaire. Des femmes et des enfants rôdent sans  arrêt autour de la caserne aux fenêtres grillagées pour saisir une occasion de  vendre quelques vivres, pain, chocolat, fruits. Dès que les sentinelles sont  hors de vue les fenêtres s'entrouvrent et le ravitaillement s'effectue  discrètement. Tournis que la faim travaille plus qu'aucun d'entre nous reste en  position d'attente, des heures entières, derrière le portail de la caserne du  côté des écuries, à l'opposé du poste de garde. Grâce à lui notre groupe  parvient à corser un tant soit peu notre menu de prisonnier.
    Les soirées dans notre petite chambrée lorsque nous sommes tous  rassemblés et vautrés sur la paille ne manquent pas de gaîté. Nous avons  recueilli un jeune dentiste du Nord, venu on ne sait d'où. Il a fait avec nous  la dernière étape, vêtu d'un képi, d'un imperméable et de sandales de plage. Il  est gros et gras, il a les cheveux blonds tout frisottants et le surnom de  Silène, lancé par l'un d'entre nous, lui est resté. Il a la faconde de ce qu'on  appelle les méridionaux du Nord. Il n'arrête pas, son répertoire est  intarissable, il est étourdissant. Son plus grand succès, avant que la chambrée  ne plonge dans le sommeil, c'est l'imitation des grands speakers de T.S.F.  Lorsqu'il en arrive à Radio Toulouse c'est le fou rire, mais lorsqu'il achève sur  Radio Stuttgart c'est l'étranglement. 
Le 13, désœuvrement total. Nous restons sous pression dans l'attente d'un départ définitif, cette fois, mais qui n'intervient pas et c'est heureux car il pleut sans arrêt.
Le 14, au matin, rassemblement. La colonne se reconstitue sur la  grande place face à la caserne. Le temps est beau et moins chaud, la pluie a  cessé. Nous stationnons un bon moment au bord du trottoir. Il est 9 heures.  C'est l'heure où la circulation commence à devenir active et où les ménagères rentrent  du marché. Beaucoup de civils s'approchent de nous, prudemment d'abord et de  plus en plus librement. Nous sollicitons des nouvelles des encouragements. La  sympathie se lit sur presque tous les visages. Les hommes nous distribuent des  cigarettes et du tabac sur lesquels certains d'entre nous se jettent avec plus  d'avidité encore que sur le pain. Une brave femme devant moi sort de son filet  les fruits qu'elle vient d'acheter et nous les partage. Que les deux ou trois  fraises que j'ai mangées ce matin m'ont semblé bonnes! Une brave vieille nous  entretient de son fils, mobilisé dans l'armée belge et dont elle vient  d'apprendre la mort. 
    Les gardiens qui doivent nous encadrer sont maintenant en place.  Nous nous mettons en route. Même itinéraire que l'avant-veille jusqu'au canal  Albert. Nous passons à nouveau sur le pont provisoire mais au lieu de tourner à  droite nous filons droit devant nous. La route que nous suivons est, comme la  précédente confortable, bien ombragée, accueillante. Dé-ci dé-là des villas  riantes, propres, confortables aux façades sobres et de bon goût, comme on en  trouve peu dans notre banlieue parisienne. C'est le règne de la brique, mais de  la belle brique dont les hollandais, tout proches savent user avec un art  raffiné. Sur les toits de magnifiques tuiles vernissées bleu foncé ou vert  bronze. 
    Nous avançons entre deux files de champs de seigle à peine  jaunissant, parsemés de bleuets. Il y a des harmonies de bleus et de verts qui  sont une joie pour l'œil. Par instant le ciel se couvre et le vent s'élève, un  vent qui semble  chargé de tous les parfums du large. Ce que la vie  serait belle, sur cette route inconnue, le chapeau d'éclaireur sur le crâne, le  bâton à la main et trente années de moins sur les épaules. Hélas, toute la  gaîté qui se dégage de nous tous est bien artificielle, elle est un peu forcée ;  nous sommes tous tenaillés par l'inquiétude où nous sommes, de tant d'êtres  chers et quant à cette route accueillante elle nous mène tout droit, sans  hésitation possible, vers la captivité.
    Les habitants, au passage, sortent de leurs maisons et nous  distribuent largement leur pain, déjà rationné depuis quelques jours, de l'eau,  des œufs. Beaucoup d'entre eux, déjà, ne parlent plus le français. Seuls  quelques flamands nous regardent d'un air narquois. Une institutrice a retenu  ses gosses qui sortent de l'école pour nous regarder défiler ; ils ouvrent de  grands yeux, se parlent à l'oreille ou désignent du doigt l'un d'entre nous. 
    A midi arrêt le long de prairies légèrement en contrebas de la  route et où l'herbe fraîchement fauchée, est encore rassemblée en petites  meules. A cet instant même un camion nous rejoint. Il est chargé de marmites  norvégiennes pleines d'une ratatouille aux pommes de terre bien chaude. La  distribution effectuée nous nous installons dans la prairie, la gamelle entre  les jambes pour savourer ce repas inattendu ; nous ne sommes guère habitués à  de telles attentions.
    La marche reprend, il nous reste encore une quinzaine de km, à  faire, paraît-il, nous en avons laissé une vingtaine derrière nous. Le pays que  nous traversons est toujours plat, mais verdoyant et varié. Beaucoup moins de  champs de seigle, mais des prairies qui alternent avec des bois, quelques  fermes, des villages plaisants, d'une netteté nordique, quelques villas très  modernes de lignes, une église entièrement construite en briques, d'une  sobriété et d'une pureté de lignes absolument admirables. Un peu plus loin nous  longeons les crassiers et la mine que nous avions entrevus de loin, deux jours  auparavant. 
    Nous commençons à sentir le poids des kilomètres dans les jambes,  mais l'entrain ne faiblit pas et il y a fort peu de traînards. Nous approchons  du but qui est le grand camp de Beverlo, quelque chose comme notre camp de  Châlons ou de Mailly. Au carrefour que nous venons d'atteindre un petit café  est ouvert. Quelques camarades, aux premiers rangs de la colonne s'y sont  glissés et nous invitent bruyamment à les imiter. La brave patronne a déclaré  qu'elle servirait tout le monde, seuls paieront ceux d'entre nous qui possèdent  encore de la monnaie belge. En un clin d'œil le café est plein à craquer, tout  autour c'est la ruée pour attraper les verres que l'on se passe de main en  main. Nos sentinelles ont dû s'arrêter et contemplent ce spectacle d'un œil placide.  Quelques camarades, pour faciliter la distribution se sont partagés les rôles,  l'un est installé à la tireuse, d'autres lavent les verres et font la navette,  un dernier ramasse la monnaie. Je ne sais ce qui fait le plus de bien, ou du  demi bien frais que nous savourons, ou de la générosité spontanée et touchante  de cette brave flamande. 
    Encore une heure et demi de marche et nous arrivons au village du  territoire duquel dépend le camp de Beverlo. Là encore les habitants se  pressent sur notre passage et beaucoup sont venus les mains pleines : tartines  de pain, œufs, tabac. Une jeune fille toute émue, toute rougissante, quitte sa  mère pour venir jusqu'à nous et me glisse dans les mains quelques tablettes de  chocolat, puis se sauve bien vite sans attendre le moindre remerciement.
Beverlo 14-24 Juin 
    Le camp de Beverlo, à première vue ne se différencie guère d'un camp de manœuvres français. Même alignement de petits  bâtiments sans étages, d'écuries, de hangars entourant des boqueteaux et des  landes. Toutefois l'accueil qui nous y est fait est tout à fait dénué  d'aménité. Nous devons défiler devant deux haies d'Allemands le fusil à la main  et plusieurs sous-officiers, le pistolet au poing nous mènent tout droit devant  une rangée d'écuries où, en un clin d'oeil nous sommes répartis et cadenassés.  Au bout d'une demi-heure la porte s'entrebâille et nous sortons un par un pour  défiler avec nos bagages devant un officier installé en plein air, devant une  table. Tout ce que nous possédons doit être étalé devant lui, tout jusqu'au  contenu de nos poches et de notre portefeuille. Quand cette visite minutieuse  est terminée je suis allégé de mon casque, de mon masque, de mon ceinturon  baudrier, de ma boussole, de tout le papier à lettre et papier blanc que  contenait encore mon porte-cartes. J'ai pu sauver les lettres personnelles et  les photos qui avaient échappé au désastre. De tout cela, ce que je regrette le  plus c'est mon ceinturon: il me facilitait le port de mes bagages et... il  avait fait toute l'autre guerre, c'était un vieux compagnon de misère, un glorieux  compagnon.
    Après cela nous sommes répartis par 8 ou 12 dans de petites  chambrées qui servaient au logement des sous-officiers belges. Nous y sommes à  notre aise : lits en fer, paillasses, tables et bancs. C'est presque le  confort. Nous n'occupons qu'une toute petite enclave entourée de barrières en  barbelés dans ce camp qui s'étend sur 25 ou 35 kilomètres en tous sens. Nous  occupons toute une rangée de petits bâtiments parallèles. Il y a aussi des  prisonniers de troupe qui, eux, sont entassés sur la paille, dans de vastes  écuries. Le soir tombé nos gardiens viennent fermer les portes de nos chambres  et toute la nuit nous entendons les grosses bottes de la sentinelle qui  martèlent le ciment devant nos portes. 
    Il y a dans le camp tout le matériel nécessaire pour faire la  cuisine. Ce sont des cuisiniers français qui en sont chargés et qui s'en tirent  fort bien. Cette fois, à défaut de la quantité la qualité y est. Deux fois par  jour nous faisons la queue un par un, la gamelle à la main pour toucher un rata  avec un soupçon de viande, un morceau de boule, un morceau de graisse ou de  margarine. 
    Le lendemain nous assistons au départ des soldats belges qui  avaient été capturés dans le camp au moment de l'avance allemande et qui, nous  le supposons, vont être libérés. Aussitôt, nous nous ruons dans leurs chambrées  pour récupérer ce qui y traîne encore, linge, vivres, bouquins ; nous en sommes  immédiatement chassés par un sous- officier écumant qui, pour nous  impressionner, tire en l'air quelques coups de revolver. Nous sortons en toute  hâte par une porte, mais pour rentrer aussitôt par une autre et nos gardiens en  verront bien d'autres ! 
    Rapidement la vie s'organise. Les chambres ont été soigneusement nettoyées, aménagées ; c'est presque le  confort. Nos farouches gardiens eux-mêmes s'apprivoisent, la discipline se  relâche peu à peu. L'officier allemand qui commande la petite garnison vient  nous faire de temps à autre de petits laïus. C'est lui qui vient nous annoncer,  la figure épanouie, la prise de Paris ce que nous nous refusons à admettre. La  propagande déploie ses efforts ; les alsaciens sont mis à part, pour bénéficier  d'un régime de faveur, les juifs sont recensés.
    Notre emploi du temps tient en peu de mots. Nuits prolongées  béatement jusqu'à une heure avancée de la matinée, sieste sur le maigre gazon  qui borde nos baraques - il faut doser ses forces à la mesure des aliments que  nous absorbons - bridge en plein air, lecture, flânerie le long des barbelés. 
    Cette vie de farniente nous semble bonne. Le décor est plaisant, infiniment plus que ceux que nous avons connus jusqu'à ce  jour, il fait un temps splendide, nous nous sommes familiarisés avec nos  compagnons de misère et le moral est meilleur. D'ailleurs nous vivons tous dans  l'illusion que la guerre est finie pour nous, que la paix va être signée, que  notre retour en France est proche. Les Allemands que nous côtoyons en sont  aussi persuadés que nous. L'officier chargé de la propagande nous réunit un  jour pour nous annoncer solennellement que dans 18 jours -18 jours très  exactement - les troupes du Reich auront débarqué en Angleterre. Nous  entretenons en tous cas l'espoir que cette étape est pour nous la dernière et  que nous ne quitterons pas la Belgique.
    C'est ainsi que s'écoulent, sans bruit, sans incidents la période  du 14 au 24. Nous ne sommes cependant pas au terme de nos tribulations. Le 13  au soir nous sommes avisés d'avoir à nous tenir prêts à partir le lendemain  matin, pour une très courte étape, quelques kilomètres, pas plus.
Beverlo - Dortmundt 24-25 Juin 
    Une fois de plus nous avons rassemblé notre barda. La colonne, le  24 au matin est prête au départ. Nos gardiens, si rébarbatifs dix jours plus  tôt, nous regardent partir souriants. Leur officier pousse l'amabilité jusqu'à  nous souhaiter un prompt et heureux retour dans nos foyers. Et, le plus drôle,  c'est qu'il était sincère j'en suis convaincu. 
    Quelle est notre destination ? Nous l'ignorons tous et les Allemands aussi à voir leurs hésitations sur la route à  prendre. Pour commencer nous longeons les limites du camp, puis nous coupons à  travers le champ de tir d'artillerie d'où émergent les buts silhouettes et les  guérites de ciment des guetteurs. Un officier en auto rattrape la colonne et  donne au sous-officier qui nous précède des ordres. Il s'ensuit un changement  de direction. Nous avons nettement l'impression dé tourner autour du camp comme  si nous allions, une fois de plus, revenir à notre point de départ. Il est  cependant question d'un embarquement en chemin de fer. Nous traversons  successivement quelques villages et l'accueil y est toujours aussi chaleureux.  A remarquer que les hommes sont beaucoup plus réservés que les femmes, ceux-ci  obéissent passivement aux ordres des sentinelles, les femmes au contraire font  la sourde oreille, se glissent dans les rangs, esquivent les bourrades et les  coups de crosse pour nous glisser des vivres ou du tabac. Certaines, qui n'ont  pas eu le temps de donner tout ce qu'elles avaient, rejoignent la colonne en  bicyclette pour achever leur distribution.
    D'heure en heure les kilomètres s'allongent et nous en avons bien  fait une vingtaine lorsque, au début de l'après-midi, nous venons échouer à la  gare d'Ellesteren, une toute petite gare en pleine campagne où nous attend un  train mixte attelé d'une locomotive en cuivre jaune, d'un modèle antique que  l'on croirait échappé du Musée des Arts et Métiers. Nous essayons de  circonvenir le mécanicien, un hollandais, mais lui-même ignore notre  destination. 
    Vers 16 h notre train démarre et nous roulons plein est. Il n'y a  plus d'illusion à se faire, dans quelques heures nous serons en terre  allemande. Très rapidement nous pénétrons en Hollande, nous allons écorner la  province du Luxembourg hollandais. Le paysage défile devant nous. Grosse  impression de richesse et de confort, maisons d'une netteté, d'une propreté  surprenante. La plus modeste d'entre elles, semble déceler un standard de vie  dont nous n'avons aucune idée chez nous. 
    A 18 heures nous approchons d'une ville et nous longeons une usine impressionnante, une sorte d'immense verrière que  surmonte un nom universellement connu et propagé par la publicité  "Philipps". Nous sommes à Verlo. Le train ralentit le long d'un quai  où les uniformes des policiers hollandais alternent avec ceux des officiers  allemands. Un groupe de jeunes allemands en civil, porteurs d'un brassard à  croix gammée, nous toisent avec une arrogance que nous n'avons jamais connue  chez les vrais combattants. Les infirmières de la Croix-Rouge hollandaise  s'affairent autour de nos compartiments et nous promettent que, dans un 1/4  d'heure, nous aurons une soupe chaude. Effectivement, à l'heure dite elles  passent de compartiment en compartiment pour nous servir une soupe appétissante  où nagent du céleri et des rondelles de carotte, mais qui dégage aussi, hélas,  un goût de trop peu. Nous aimerions remercier ces charmantes infirmières mais  aucune ne parle français sauf une que nous entourons aussitôt. Elle a vécu  longtemps en France. Nous parlons avec émotion des heures qu'elle a vécues à  Paris et à Nice, nous encourage, nous réconforte.
    Le train repart, la nuit tombée. Nous approchons de la frontière  allemande. Déjà nous traversons une région, de tourbières où se trouvaient les  lignes de défenses ; fossés antichars, blockhaus et que les Allemands ont dû  traverser sans coup férir. Bercés par le roulement du train nous finissons par  nous endormir, dans la nuit un bruit assourdissant et métallique nous tire de  notre torpeur. Nous mettons le nez à la fenêtre. Nous traversons un fleuve et à  sa largeur nous en concluons que ce ne peut être que le Rhin. 
    A quatre heures du matin le train ralentit. Tout autour de nous  des trains de marchandises, à perte de vue des voies, des aiguillages. Le train  stoppe. Nous sommes dans une gare de triage dont l'importance dénote la  proximité d'une grande ville. Le jour se lève, un jour blafard qui perce à  travers des nuées d'orage. Nous commençons à percevoir la silhouette de maisons  de rapport, sur les pignons de quelques-unes d'entre elles de grands panneaux  de publicité. Nous sommes maintenant renseignés. C'est à Dortmundt que nous  sommes venus échouer, Dortmundt la grosse cité industrielle et minière de la  Rurh, le gros bastion de la résistance, au temps de notre occupation en 1919.
Dortmund 25-28 Juin 
    Un service d'ordre impressionnant nous guette à la descente du  train. Immédiatement en route. Nous quittons la gare. La ville est encore  endormie, les premiers trams commencent à circuler. Nous traversons un quartier  cossu. Belles avenues macadamisées, bordées de beaux arbres, habitations  particulières de grande allure construites dans le plus pur style allemand.  Nous gagnons des faubourgs pour aboutir devant un parc d'où émerge une grande  rotonde vitrée, c'est un vélodrome qui nous semble déjà plein à craquer de  prisonniers. Nous contournons le vélodrome et nous avons alors la vision de ce  qu'est un véritable camp de prisonniers avec des enclos de barbelés ses tours  de surveillance, ses baraques, le tout strictement compartimenté, surveillé.  Nous sommes dirigés sur un enclos vide de façon sans doute à ce que nous ne  puissions communiquer avec les autres camarades qui nous ont précédés ici, et  que nous voyons déambuler lamentablement dans les enclos voisins. Nous sommes  répartis aussitôt dans de grandes tentes qui peuvent abriter une bonne  cinquantaine d'hommes. Entre-temps l'orage s'est déchaîné et la pluie tombe à  pleins seaux. Après quelques heures d'attente il nous faut à nouveau défiler  pour la fouille, une fouille aussi stricte, aussi sévère que celle de Beverlo.  Cette fois je suis soulagé d'un sifflet, de ma lampe électrique. D'autres camarades au hasard des censeurs  auxquels ils ont eu affaire ont dû abandonner qui son couteau, qui son briquet,  qui son stylo.
    Nous allons passer dans ce camp, qui n'est qu'un camp de triage,  quatre journées infiniment pénibles. Aucune vexation ne nous est épargnée par  nos gardiens. Quelle différence avec l'attitude des vrais combattants, de ceux  qui ont couru les mêmes dangers que nous. C'est humain et j'imagine que n'importe  quel prisonnier allemand a dû faire, en France, les mêmes constatations. Nous  ne sommes exempts d'aucune corvée qu'il nous faut exécuter sous la surveillance  d'un sous-officier armé. Impossibilité d'échanger le moindre mot au travers des  barbelés avec les camarades du block voisin, sans être menacé d'un coup de  fusil. Nous couchons à 40 dans une pièce absolument nue, sur un plancher  recouvert d'une impalpable poussière de charbon. De l'autre côté du grillage  les officiers couchent sous la tente et dans celle qui abrite les officiers  supérieurs l'autorité du camp a fait alterner, pour le couchage, un officier et  un sénégalais. 
    Deux fois par jour, à heure fixe c'est le défilé, en colonne par  un, la gamelle à la main pour toucher une portion de boule et un morceau de  graisse ou une soupe, le tout servi par des cuisiniers polonais hirsutes et  d'une saleté repoussante. La soupe, quatre jours durant, sera identique à  elle-même, elle ne comporte que des pommes de terre non épluchées et non lavées  et de laquelle il se dégage une odeur nauséabonde qui, à elle seule, nous  soulève le cœur. Les plus affamés ferment les yeux, en mastiquent  consciencieusement quelques cuillerées et courent bien vite la cracher à grands  coups de haut-le-cœur. 
    Une impression atroce est aussi celle qui se dégage de ce camp à  la lisière de la ville. Au loin nous apercevons la silhouette des maisons, des  usines, la flèche d'un clocher. A travers une éclaircie dans les arbres, un  tram passe avec son chargement de civils, des cyclistes vont et viennent. Plus  près encore c'est une rue ombragée bordée de paisibles villas, un homme en sort  qui part pour son travail, une ménagère rentre avec son filet à provisions, un  couple passe, tendrement enlacé, des enfants se poursuivent à grands cris.  C'est ce décor qu'il faut pour réaliser pleinement sa condition de prisonnier. 
    Le lendemain de notre arrivée, les cloches sonnent à toute volée.  Nous saurons plus tard quelle date historique elles célèbrent. 
    Dans le camp nous voisinons avec des officiers belges, hollandais, des aviateurs anglais. Chaque jour un convoi se  forme pour embarquer. C'est à qui en fera partie tant notre hâte, à tous, est  grande de quitter ce triste lieu pour un camp définitif où nous pourrons nous  installer, faire connaître notre adresse, recevoir des nouvelles.
    Le 28 dans l'après midi notre tour est venu. Nous nous trouvons  rassemblés à nouveau sur le même quai qui nous a vu débarquer quelques jours  plus tôt. Nous sommes casés à 7 dans un compartiment de 3ème classe, la plupart  de nos autres camarades ont retrouvé le classique wagon de marchandises. A cinq  heures nous démarrons. A nouveau, le problème se pose. Quelle direction allons-nous  prendre ? Pour nous repérer nous allons avoir la position du soleil ou des  étoiles, le nom des grandes gares traversées et petit atlas de poche grand  comme un mouchoir de poche. 
    Nous roulons plein est. Nous passons Hanovre, Marienbourg. Le  lendemain matin le soleil se lève sur les plaines monotones et déshéritées du  Brandebourg. Sans doute allons- nous rejoindre Berlin. Effectivement nous  approchons de la capitale. Voici déjà les méandres de la Spree avec ses installations de sport, de bains, ses petits voiliers, et  déjà la banlieue avec ses petits jardins ouvriers, propres, bien entretenus où  pas la moindre parcelle n'est laissée à l'abandon. Tout près maintenant  émergent la masse impressionnante des usines, la silhouette des grands  immeubles de rapport. Nous avons l'impression de contourner Berlin par une  ligne de ceinture, nous traversons successivement quelques gares connues de la  capitale, nous longeons le champ d'aviation de Tempelhof. Le train ralentit  pour s'immobiliser enfin sur une voie de garage. Nous allons y rester une bonne  partie de l'après-midi.
    A nos pieds, sur le ballast, une centaine de jeunes pilotes attendent les wagons qui leurs sont destinés et qui vont  être accrochés à notre train. Ils vont à Konigsberg, en Prusse Orientale. C'est  pour nous, une indication sérieuse, nous ne sommes, pas encore au terme de  notre voyage. Tous ces aviateurs sont jeunes, 20 à 21 ans au plus. C'est une  belle jeunesse, saine, sure d'elle-même, une élite, sans aucun doute et dans  les rangs de laquelle la guerre n'a pas fini de faire de sombres brèches, hélas  !
    De notre compartiment nous apercevons un carrefour. La circulation y est intense, les trains se succèdent sans  arrêt ainsi que les autobus à 2 étages, tous les immeubles sont pavoisés à  chaque fenêtre un drapeau à croix gammée, des oriflammes le long des mâts,  c'est une forêt de toiles rouges et noires qui claquent au vent. Berlin fête sa  victoire et son couronnement, l'armistice avec la France.
    Tout près de nous des rames électriques se croisent aussi  rapidement que les rames de notre métro, ce sont des trains de banlieue qui  rappellent ceux de la gare St Lazare, et qui passent bondés de voyageurs. Là  aussi la vie se poursuit, ardente, exubérante et rend plus sensible l'amertume  de notre condition. 
    A la fin de l'après-midi, après de multiples manœuvres dans  l'enchevêtrement des voies de garage notre train s'ébranle. La nuit vient. De  temps à autre un camarade met le nez à la portière et cherche des yeux la  grande Ours ; nous marchons toujours plein est. 
    6 heures du matin. Le train a stoppé. Les dormeurs s'éveillent un  à un et les têtes surgissent à la portière. Nous sommes en gare. Sur un panneau  au-dessus de nos têtes je lis "Schneidemùhl". C'est un nom qui ne  m'est pas méconnu, je cherche au fond de ma mémoire et finalement je renoue le  fil. Nous sommes à la frontière de l'ancien couloir de Dantzig et je suis passé  là, dans cette même gare en allant en Lituanie. 
    Malgré l'heure matinale, il y a déjà de l'animation sur les quais.  C'est Dimanche et début de vacances. Des voyageurs endimanchés, des  permissionnaires, des campeurs aux jambes nues, des colonies de vacances  prennent les trains d'assaut. Deux heures de stationnement. Manœuvres, changement  de locomotive. Le train repart. Nous regardons, anxieux, cette fois-ci, nous  roulons nord-ouest en direction de la Baltique. Paysage de plus en plus pauvre  mais qui n'est pas sans attraits, landes sablonneuses, forêts de pins, de  bouleaux, marécages, petits lacs, gares minuscules, rustiques, fleuries. L'air  est vif, d'un peu plus, l'imagination aidant nous reconnaîtrions la brise  marine. 
    10 h le train ralentit et s'arrête. Nous semblons être en pleine  campagne et cependant nous sommes invités à descendre. Notre voyage prend fin.  C'est une halte, et derrière un bouquet d'arbres apparaissent des alignements  de baraques, des tours de surveillance, des barrières de barbelés. C'est notre  camp. 
    Deux cents mètres à parcourir et notre colonne se présente à  l'entrée. Devant nous une grande pelouse entourée de rosiers en fleurs, au fond  la façade d'un grand bâtiment en bois, à larges baies, sans étages. Tout  alentour la campagne déserte, la lande, le sable, les pins. Quel soulagement de  toucher au but. J'ai le sentiment que les plus mauvais jours ont pris fin, que  là, nous allons connaître, la détente, l'apaisement. Une vie nouvelle commence. 
    La barrière blanche et rouge, telle une barrière de passage à  niveau s'élève pour nous laisser entrer. Je me retourne pour la voir retomber.  Ça y est, l'aventure a pris fin. 
    Nous sommes le 30 Juin.